George Sand et ses amis
entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'était plus possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais...
(Ici quatre mots effacés par George Sand au crayon bleu).
«Nous étions tristes. Je te disais : «Partons, je te reconduirai jusqu'à Marseille», et tu répondais : «Oui, c'est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici, puisque nous y sommes.» Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais guère à l'aimer. Mais quand je l'aurais aimé dès ce moment-là, quand j'aurais été à lui dès lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais à te rendre, à toi, qui m'appelais l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la religieuse, que sais-je ? Tu m'avais blessée et offensée, et je te l'avais dit aussi : «Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés.»
Que s'était-il passé entre ces trois personnages, le malade, la garde et le médecin ? A distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse curiosité d'amour, veut connaître, jour par jour, heure par heure, l'historique de cette liaison superposée à la sienne, elle lui dénie le droit de la questionner : «Je m'avilirais en me laissant confesser comme une femme qui t'aurait trompé. Admets tout ce que tu voudras pour nous tourmenter, je n'ai à te répondre que ceci : Ce n'est pas du premier jour que j'ai aimé Pierre, et même après ton départ, après t'avoir dit que je l'aimais peut-être, que c'était mon secret et que n'étant plus à toi je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien, il s'est trouvé dans sa vie à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des situations ridicules et désagréables qui m'ont fait hésiter à me regarder comme engagée par des précédents quelconques.
Donc, il y a eu de ma part une sincérité dont j'appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t'ai pas permis à Venise de me demander le moindre détail, si nous nous étions embrassés tel jour sur l'oeil ou sur le front, et je te défends d'entrer dans une phase de ma vie où j'avais le droit de reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi.»
Que faut-il entendre par «des précédents quelconques ?» Quelle était, au cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimité qu'elle circonscrit entre l'oeil et le front ?
Devant le silence d'Elle et de Lui, et en présence des seules accusations proférées par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello. Son récit semble véridique et exempt de toute fatuité. Il parle des nuits qu'il a passées avec George Sand au chevet du poète : «Ces veillées n'étaient pas muettes, et les grâces, l'esprit élevé, la douce confiance que me montrait la Sand, m'enchaînaient à elle tous les jours, à toute heure et à chaque instant davantage.» Il se défend toutefois d'avoir fait les premiers aveux, et il déclare qu'il devenait rouge comme braise, quand elle lui demandait à quoi il pensait. Certain soir, elle se mit à écrire avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout d'une heure, elle posa la plume, parut longuement réfléchir la tête entre ses mains. «Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement, saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit : «C'est pour vous.»
Ils s'approchèrent du lit où Alfred de Musset dormait, et le docteur se retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Etait-ce quelque page détachée d'un roman ? Ou un fragment d'autobiographie ? Il le demanda le lendemain à George Sand, en la priant d'indiquer à qui s'adressait et devait être remis ce morceau de prose passionnée.
-Au stupide Pagello,» écrivit-elle en travers du pli.
C'était, dans le style coloré et enflammé de Lélia, une véritable déclaration d'amour, intitulée «En Morée.» qui débutait ainsi :
«Nés sous des cieux différents, nous n'avons ni les mêmes pensées ni le même langage ; avons-nous du moins des coeurs semblables ? Le tiède et brumeux climat d'où je viens m'a laissé des impressions douces et mélancoliques : le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions t'a-t-il données ? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu ? L'ardeur de tes regards, l'étreinte violente de tes bras, l'audace de tes désirs me tentent et me font peur. Je ne
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