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Haute-savane

Haute-savane

Titel: Haute-savane Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Juliette Benzoni
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l’entrée de la passe du Cap Français, le capitaine Malavoine fit tirer le canon pour appeler le pilote. Qui d’ailleurs ne vint pas.
    — Doit être occupé avec une autre baille ! ronchonna Malavoine. Et puis on n’est jamais très pressés dans ce pays. Ce sera pour demain. On va tirer des bordées au large en attendant…
    — Vous ne pouvez pas entrer seul ? demanda Tournemine contrarié de ce retard car il avait hâte de pouvoir confier son géant noir aux soins d’un médecin éclairé.
    En effet, en dépit des soins constants de Pongo qui ne le quittait guère, la jambe de celui que tous nommaient à présent Moïse ne s’arrangeait pas. Un corps étranger, esquille d’os ou Dieu sait quoi, devait y être enfoui car, si la blessure semblait se refermer normalement, la jambe enflait et prenait une assez vilaine couleur livide. La fièvre n’avait pas cessé de monter et il était visible que l’homme souffrait malgré les calmants que lui administrait généreusement Pongo. Et Gilles craignait que cet état de choses ne débouchât sur une dramatique amputation.
    Le capitaine haussa les épaules sans trop de ménagements.
    — C’est impossible, voyons ! La nuit, sous les Tropiques, vous tombe dessus comme une couverture. Dans dix minutes, elle sera là, mais même de jour je ne tenterais pas l’aventure bien que je sois déjà venu ici deux fois. Il faut connaître parfaitement la passe pour ne pas se jeter sur quelque écueil caché, éviter la corne du Grand Mouton et les récifs qui vont jusqu’aux îles du carénage. Mais surtout il y a la Trompeuse. Une qui n’a pas volé son nom, croyez-moi, car il faut qu’il fasse bien mauvais temps pour que la mer la signale en brisant dessus. Maintenant, si vous tenez absolument à éventrer votre bateau sur un foutu rocher, ça vous regarde…
    Cette nuit-là, Gilles ne se coucha pas. Incapable de demeurer dans l’étroit espace confiné de sa couchette, il contempla interminablement ces terres inconnues où il allait pénétrer dans quelques heures avec sa foi, son courage et son désir profond de s’y attacher. Comment dormir au seuil d’un Nouveau Monde, surtout quand on est breton et que l’on porte en soi les rêves de générations d’amoureux de l’aventure ?
    Il retrouvait, intactes, les émotions qui avaient été les siennes quand, gamin de seize ans accroché passionnément au bastingage du Duc de Bourgogne , il regardait sortir de la brume les côtes américaines où un peuple combattait pour le droit d’exister par lui-même. Il s’était senti alors l’âme de Jacques Cartier devant les bouches du Saint-Laurent. Cette nuit, il se sentait un peu avoir celle de Christophe Colomb quand, en 1492 et après tant de jours de mer, il avait enfin approché, la prenant d’ailleurs pour les Indes, de cette grande île montagneuse que les Indiens arawaks, ses premiers occupants, nommaient alors « Ayti », ce qui signifie Terre Haute et Sauvage 1 .
    Mais le Génois aux ordres d’Isabelle la Catholique portait avec lui ce qu’il croyait être la civilisation et qui n’était, en fait, que la plus sombre barbarie. Pour les innocentes peuplades de l’île, les bienfaits de ce héros s’étaient traduits par l’esclavage, le travail le plus abrutissant afin d’extraire l’or dont le besoin animait ces hommes à la peau pâle, la déportation et, pour finir, l’anéantissement quasi total de la race.
    Ce génocide avait été si rapide, si atroce qu’il avait excité la pitié d’un jeune prêtre espagnol, Bartolomé de Las Casas, fils d’un des compagnons de Colomb établis dans l’île. Pour sauver ce qu’il pouvait rester de ces malheureux Indiens, Bartolomé avait fait tout ce qu’il pouvait, suggérant d’employer une autre main-d’œuvre, bien adaptée au climat tropical, et dont l’aide pourrait retenir ce peuple sur le chemin de sa destruction. Pourquoi ne pas faire venir quelques Africains ?
    Mais Bartolomé n’avait rien sauvé. Les Arawaks avaient continué de mourir à la tâche ou sous le fouet. En revanche, son idée avait fait fortune et, depuis trois siècles, en ce dernier quart de celui que l’on voulait l’ère des Lumières, des navires chargés de désespoir et de puanteur sillonnaient l’Atlantique déversant sur les îles à sucre, les Caraïbes entières, le Mexique, la Floride et enfin l’Amérique des flots de cet or noir dont la sueur et le sang arrosaient généreusement ces terres

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