Haute-savane
tambours de brousse, gardez-vous bien d’aller voir ce qui se passe. Mon père a toujours agi ainsi et s’en est fort bien trouvé. Suivez son exemple…
Mais le Breton profondément chrétien qui sommeillait toujours au fond de Gilles renâclait.
— Un culte païen ! En vérité, comment des chrétiens ont-ils pu le tolérer et continuent-ils à l’admettre ?
— Mais parce qu’ils n’y peuvent rien. D’autant que le Vaudou a les idées larges et ne voit aucun inconvénient à joindre le Christ à ses autres dieux. Voyez-vous, chevalier, je suis aussi croyant que vous pouvez l’être, mais je crois plus sage de ne pas approfondir ce qui ne me regarde pas. Le Vaudou aide les esclaves à supporter leur misère et, pour la santé du corps et de l’esprit, il est préférable de ne pas y toucher, tout simplement. Quant à vous, j’ai seulement voulu vous informer pour vous éviter, étant dans l’ignorance, des erreurs regrettables pour vous-même ou pour les vôtres…
Il était temps, pour le voyageur, d’aller faire ses adieux à ses amis américains et Gilles n’avait pas réussi à en savoir davantage mais, à présent, tandis que le Gerfaut tirait paresseusement ses bordées au large de l’île, les paroles du jeune homme lui revenaient avec les senteurs de vanille et de poivre que le vent de la nuit apportait jusqu’à ses narines comme une sorte de bienvenue, ajoutant au désir ardent qu’il éprouvait d’approcher enfin cette terre magicienne qui ressemblait sans doute à Circé mais qu’il ne craignait pas.
Les heures s’écoulèrent rapides, cernées par la cloche du bord qui piquait les quarts de veille. La nuit s’acheva. Gilles vit la mer passer du noir au gris avec la première et pâle annonce de l’aurore. Alors il regagna sa cabine pour faire toilette. Lui qui se souciait assez peu de son apparence, il voulait être beau pour cette première communion avec sa nouvelle terre. Il entendait la saluer comme il eût salué la reine.
Et ce fut sous son meilleur uniforme d’officier aux gardes du corps de Sa Majesté qu’il reparut au soleil des tropiques. L’habit bleu fumée à revers et col écarlate, généreusement galonné d’argent, les culottes de daim blanc disparaissant dans les hautes bottes vernies éclatèrent triomphalement au milieu de la stupeur admirative de l’équipage.
Sourcils haut levés, les poings aux hanches, le capitaine Malavoine, momentanément privé de voix, le regarda un instant se pavaner sur le pont avant de s’exclamer :
— Sangdieu ! Monsieur le chevalier ! Allez-vous au bal ou bien pensez-vous visiter, dès l’arrivée, le gouverneur de Saint-Domingue ?
— Nullement, capitaine. Mais je pense qu’il est courtois de saluer comme il convient la terre qui va nous accueillir. Cela représente un petit effort par la chaleur qu’il fera tout à l’heure mais vous m’obligeriez en faisant hisser le grand pavois et en l’arborant pour vous-même, ainsi que pour l’équipage. Naturellement, nous saluerons du canon, en franchissant la passe.
Les yeux de Malavoine s’arrondirent encore.
— Vous voulez que je m’habille ?
— Mais oui. Vous, monsieur Ménard… de Saint Symphorien et tout l’équipage. D’ailleurs, voyez plutôt…
Pongo, à son tour, venait de faire son apparition. Voyant son maître faire toilette, il avait jugé bon d’en faire autant et à entendre les acclamations de l’équipage qui le saluèrent, il avait pleinement réussi.
Superbe sous son habit de daim blanc – tunique et pantalon – frangé et brodé de rouge et de noir, son visage de bronze auréolé de la traditionnelle coiffure de plumes d’aigle, il était impressionnant et hiératique comme une idole barbare, tellement même qu’il galvanisa Malavoine. Empoignant son « gueuloir » de bronze, il se rua sur sa dunette, beuglant à pleins poumons :
— Parés à hisser le grand pavois !… et à cavaler ensuite endosser les costumes de fête ! Surveillez ça, monsieur Ménard, et puis allez vous aussi vous habiller !
Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de célérité par un équipage qui, connaissant Gilles, devinait sans peine que la fête ne serait pas uniquement extérieure et que les premières heures à terre seraient joyeuses. En un rien de temps, le Gerfaut se couvrit de toutes ses flammes et de tous ses pavillons disposés protocolairement d’un mât à l’autre selon l’ordre rituel. À la pointe du beaupré
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