Histoire De France 1715-1723 Volume 17
fluidité?
Par bonheur, le chevalier Roze savait qu'en dessous les vieux bastions étaient creux jusqu'au niveau du flot. Il fit percer la voûte. Puis, à la tête de soldats intrépides et d'une bande de cent forçats, il poussa en trente minutes la masse hideuse au gouffre. Tous ceux qui mirent la main à cette œuvre de délivrance le payèrent de leur vie, moins Roze et deux ou trois qui survécurent.
La peste recula dès ce jour. On commença à prendre le dessus. On balaya les fanges profondes qui encombraient les rues. Un commandant, envoyé de Paris, M. de Langeron, concentra les pouvoirs et put employer pour la ville les ressources de l'arsenal et de la garnison. Il remit un peu d'ordre, somma les juges, les employés de revenir.
Les vivres abondaient. Le blé était venu de tous côtés, au point qu'on voulait refuser celui que le pape envoya. La vendange arriva, et avec elle les effets salutaires de la fermentation vineuse, d'une détente physique et morale. Elle alla trop loin même. Repas, orgies, fêtes, mariages, les gaietés effrénées du deuil. Nombre de filles en noir brusquement se marient.Telle qui ne l'eût jamais été, tout à coup seule et délivrée des siens, héritière, remercie la peste.
Belzunce, l'héroïque imbécile, aimait les grandes scènes, où il apparaissait imposant, plein d'effet sur cette masse si émue. Au plus haut de l'église des Accoules, au clocher, au panorama qui embrasse la côte, les collines, la Méditerranée, et cette pauvre Marseille, on lui fit faire une cérémonie bizarre et fort troublante pour des esprits malades, l' anathème à la peste , son exorcisme solennel, l'excommunication et la déclaration de guerre qui la proscrivait à jamais, lui interdisait le pays.
Cela piqua la peste. Elle revint, mais par moments, capricieuse. Les fêtes et les réjouissances qui se faisaient pour son départ la provoquaient à revenir.
Toulon, l'hiver et le printemps, lui donna riche pâture. De vingt-cinq mille personnes, elle en laissa cinq mille.
L'été, pendant que les gens d'Aix, enfin sauvés, se réjouissent et font des repas dans la rue, la voyageuse meurtrière s'est établie en terre papale; elle est dans Avignon (octobre). Le légat, éperdu, s'enferme dans le palais des papes.
En mai-juin 1722, elle a assez d'Avignon, la dédaigne; elle marche vers le Nord. D'inutiles cordons sanitaires, des régiments qu'on envoie, s'établissent ridiculement en Poitou pour tirer sur la peste, si elle se permet d'avancer.
Mais n'était-elle pas derrière eux? On eût pu le penser.
Une panique eut lieu à Paris (mai 1722). Une caissede soie ayant été ouverte chez un marchand, voilà des morts subites, et dans la maison même, et des deux côtés de la rue. Toute maladie courante était imputée à la peste. On ne fut tout à fait rassuré qu'en janvier 1723.
Donc, elle avait régné deux ans et demi en France. On sut ce qu'elle avait dévoré dans deux ou trois villes, Marseille, Aix, Toulon; mais ses exploits cruels dans l'épaisseur du centre de la France, on s'est gardé de les savoir. Car la peste, sous plus d'un rapport, était un fléau politique, la fille des misères envieillies, des ruines récentes, un reliquat morbide de l'accumulation des souffrances et des désespoirs. Trois générations successives, celle de la Révocation, celle de la Banqueroute du grand roi, celle enfin des avortements de la Régence, de père en fils, en petits-fils, par trois cercles d'enfer, peu à peu descendues, cherchèrent dans la terre un repos.
Le pays, fort près de Paris, était quasi-désert. Certain abbé, prédicateur du roi, qui voyageait dans la voiture publique, s'étant écarté un moment, fut happé par les chiens. On retrouva ses os.
Une femme qui, fuyant la contagion, tenta le périlleux voyage de Provence à Paris, fit un récit terrible de ce qu'elle avait vu. Pour échapper aux cordons sanitaires, elle évitait les villes, marchait par les campagnes. Aux montagnes du Gévaudan, aux vallées de l'Auvergne, du Limousin, dans plus de vingt villages, pas une âme vivante. Partout des morts non inhumés. Ne rencontrant personne pour l'héberger, elle entrait dans les maisons vides, et parfois y trouvait du pain.Un presbytère ouvert, abandonné, lui offrit un spectacle étrange. Le curé, habillé, était là, mais pourri; la servante sur un autre lit, en décomposition. Dans l'armoire, cinq cents livres en or, abandonnées ( ms. Buvat , 24 sept. 1721).
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