Histoire De France 1715-1723 Volume 17
peur. Montés sur des patins de bois, couvrant leur bouche et leurs narines, serrés dans une toile cirée, comme des momies égyptiennes, ils étaient effrayants à voir. Ces précautions leur servaient peu, car, de quarante qu'on envoya de Paris, trente moururent, et l'on n'en renvoya qu'en les chargeant d'argent, avec promesse de pension pour ceux qui survivraient.
Dans la fuite générale des fonctionnaires, rien de plus glorieux que la conduite de l'évêque Belzunce et des échevins, deux surtout, Estelle et Moustier. Ces fermes magistrats eux-mêmes, l'épée à la main, menaient les enterreurs dans les maisons des morts et les forçaient de travailler. L'évêque, bon, vaillant, généreux, se multiplia, fut partout pour encourager, soutenir, et avec lui nombre de religieux qui s'immolèrent, vrais martyrs de la charité. Belzunce, malheureusement, avait plus de courage que de tête. Dans son imitation fidèle de Charles Borromée à la fameuse peste de Milan, il multipliait trop les prédications effrayantes, les lugubres processions. De figure imposante, de taille colossale, ce bon géant, dans le fléau public, suivit trop l'instinct théâtral, ici fort dangereux, des populations du Midi.
Après ceux qui firent leur devoir, mais bien au-dessus d'eux, nommons les volontaires , ceux que rien n'obligeait d'agir.
Les Oratoriens, ennemis de la Bulle Unigenitus , étaient interdits par l'évêque que menaient les Jésuites. Non-seulement on ne les obligeait pas de confesser les mourants, mais on le leur défendait. Dansleur humilité héroïque, ils se firent tout au moins gardes-malades; ils embrassèrent la mort.
Un autre volontaire, immortel, dont le nom ira d'âge en âge, c'est le chevalier Roze, intrépide, inventif, et homme aussi d'exécution. Il donna sa fortune, donna mille fois sa vie à des dangers terribles, où tous périrent. Il en revint.
L'évêque comptait sauver la ville en la dédiant au Sacré-Cœur. Le 6 août, il fit avec tout le clergé une procession terrible, à grand spectacle d'expiation, de pénitence. Prêchant que le fléau était un châtiment céleste, il frappa les esprits, brisa les cœurs brisés, montra, derrière la mort, les supplices éternels. Il accablait les simples, les pauvres gens crédules, les faibles femmes craintives, déjà éperdues de remords. Les frayeurs aggravèrent la peste. Tels qui mouraient chez eux tout doucement ne se résignèrent plus. On en vit qui, désespérés, furieux, se crurent damnés d'avance, et se jetèrent par les fenêtres. Beaucoup de pauvres créatures délaissées eurent tellement peur dans leurs maisons, où tout était mort, qu'elles sortirent, vinrent criant, pleurant sur les places, dans leurs lambeaux, dans leurs linceuls.
Cette chose effroyable éclata le 20 août. Tout se remplit de spectres ambulants. Nouveau malheur. Ces abandonnés qui ne rentraient plus dans leurs maisons pleines de morts, restaient la nuit exposés aux froides rosées, aux intempéries violentes du brutal climat de Provence. L'éruption ne se faisait plus. La mort était certaine. Ils demandaient d'être reçus la nuit, par charité, dans les églises qui les eussent abrités duvent. Mais le clergé, l'évêque, eurent scrupule de les profaner en y recevant ces malades qui bientôt devenaient des morts. Donc, nul abri que l'auvent fortuit de certaines boutiques, le dessous de quelques balcons. Mais les propriétaires ne leur accordaient pas même cette faible hospitalité. Même le banc devant la porte, sans abri, on l'interdisait (honteuse barbarie) en l'enduisant d'ordure! Repoussés ils restaient donc au milieu des places, couchés sur le pavé dans les froides nuits, les mourants près des morts, à côté de cadavres demi-dissous, difformes. Parfois on rencontrait, appuyée contre un mur, une figure immobile, un corps pris par la mort dans cette attitude même, qui semblait méditer sur son triste abandon.
L'autorité municipale était inégale à sa tâche. Marseille avait le droit de se gouverner elle-même. On respecta ce droit, et beaucoup trop, en agissant fort peu pour elle. Sauf les médecins envoyés le 12 août, avec une somme d'argent à laquelle Law avait contribué, le gouvernement s'abstint. Il n'agit fortement qu'à mesure que la peste s'étendit vers le Nord, et lorsqu'il craignit pour lui-même.
Son premier soin, dès l'origine, devait être de créer, non par les ressources locales, mais par celles de l'État, nombre de
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