Histoire De France 1715-1723 Volume 17
force d'argent, elle obtint qu'on la descendît. Dans le trajet, l'enfant revient, se ranime. On la remonte; elle survit. Si bien qu'elle fut l'aïeule de notre savant M. Brun, auteur de l'excellente histoire du port.
À Marseille, MM. les forçats permirent très-peu le tombereau. Ils trouvaient qu'il faisait tort à leur industrie. Ils coupèrent les harnais, et pas un ouvrier n'osait les réparer. Le peuple lui-même, d'ailleurs, déplorait le malheur de ne pas être enterré un à un. Il avait horreur des charrettes où les corps, sans honneur, dépouillés, tombaient l'un sur l'autre. Il appelait infâme cette promiscuité de sépulture, ces mariages de la mort. Tous mêlés par hasard, en une même masse molle, mutuellement putréfiés!
Qui le croirait? Ces choses épouvantables qui révoltaient les sens, loin d'éteindre l'imagination, l'exaltèrent étrangement. Si l'amour, comme dit le Cantique, est fort comme la mort, on peut le dire de l'art aussi. Le vaillant peintre Serres, au lieu de craindre, regarda tout cela en face, chercha ce qu'on fuyait, admira, copia. Ce qu'on trouvait horrible, il le trouva merveilleux, parfois sublime, toujours attendrissant. Il était l'élève du Puget, qui a tant sculpté la douleur, la misère, l'esclavage (ces préliminaires du fléau). Serres vit dans celui-ci la suite naturelle de l'œuvre de son maître, comme la fin du monde que son art douloureux avait prophétisée.
Il est certain qu'un tel bouleversement de toute chose, qui met tout en dehors si cruellement, a des révélations inattendues, profondes. Les éminents artistes, et Boccace, et Machiavel, l'ont bien senti. De même les peintres vénitiens, le Tintoret et autres, qui, dans divers tableaux qu'on croirait de piété, ont jeté hardiment tout ce qu'ils avaient vu à la peste de 1576. Dans l'un (le crucifiement?) qui me reste comme une vision, vous trouvez force femmes, filles, enfants du peuple, race pauvre, mal nourrie, qui donne tous les aspects de la misère et de la peste. Des groupes entiers d'amies, de sœurs, qui se tiennent et se serrent, dans l'obscurité indistincte, dans un chaos de ténèbres livides, anticipent déjà la communauté du sépulcre. Tout est fuyant, s'émousse et se dissout. Et cependant telles de ces pauvres petites figures ont des grâces étranges, déjà de l'autre monde, des langueurs, des mollesses, des morbidesses fantastiques. Certaines,en décomposition, sont effroyablement jolies.
Tableaux malsains de sensualité funèbre. C'est l'âme même de la peste. À Florence, Venise ou Marseille, telle elle fut, âprement amoureuse. La mort fit la furie de vivre. Les veuves marseillaises profitaient du fléau et convolaient de mois en mois. Les filles ne marchandaient guère. Ce fut comme à Florence, où les nonnes, aux maisons galantes, se vengeaient de leur chasteté. Ceux mêmes qui avaient constamment la mort sous les yeux et la plus rebutante, les chirurgiens, sûrs de mourir, prennent, avec le poison, un vertige effréné et se payent de leur fin prochaine. Les carabins furent terribles à Toulon. Dans l'enfermement général dont ils étaient seuls exceptés, trouvant partout des isolées, rien ne les arrêtait. Le danger, le dégoût, la douceâtre odeur de la peste, la malpropreté naturelle où ces abandonnées gisaient, ne gardaient pas le lit fétide. Nulle pitié des mourantes. La mort même peu en sûreté.
À Marseille, le 2 septembre, un grand coup de mistral frappa, et tout ce qui languissait dans les rues fut terrassé, ne se releva pas. Dès lors, on meurt en masse, à mille par jour. Les enterreurs sont débordés, perdent la tête. Il faut prendre un violent parti, abréger. On force les églises, on crève les caveaux, on les comble de corps mêlés de chaux. Puis scellés hermétiquement. Tout le reste aux fosses communes. Mais elles furent bientôt pleines et gorgées. Elles se mirent à fermenter, et, chose effroyable, elles vomissaient! les fossoyeurs s'enfuirent. Il fallut qu'un des consuls même, le vaillant Moustier, prît la pioche;avec quelques soldats qui eurent honte de reculer, il avança sur ce charnier mouvant, le mit à la raison, l'enfouit de nouveau dans la terre.
Le danger le plus grand était un tas de deux mille corps qu'on avait abandonnés sur une esplanade, qui se dissolvaient depuis trois semaines, et s'étaient résolus en une mer de pourriture. Que faire? comment détruire cela? comment aborder seulement cette horrible
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