Histoire De France 1724-1759 Volume 18
réalité, il avait la France avec lui. Au moment de l'invasion, en décembre 1740, notre Bellisle, dans la plus splendide ambassade, avec un appareil de prince, éblouissait l'Allemagne, lui prêchait la croisade contre Marie-Thérèse, le démembrement de l'Autriche.
Comment n'eût-il pas cru que Fleury tomberait, que le Roi allait être entraîné à la guerre? Frédéric, si français, savait parfaitement notre cour. Tous regardaient Versailles. Berlin, Madrid et Vienne avaient ce palais sous les yeux avec tous les détails topographiques, anecdotiques, la chronique de chaque jour. Chauvelin, l'ennemi de l'Autriche, Chauvelin, l'absent, l'exilé, y semblait très-présent, présent au Conseil par Breteuil, ministre de la guerre, présent aux salons et partout par MM. de Bellisle, dans la chambre du Roi par Bachelier, présent et puissant par la Nesle qui un moment emporta tout (décembre 1740).
Frédéric savait à merveille la vraie situation. C'est l'Autriche elle-même qui avait tué Fleury, usant et abusant de sa crédulité, le rendant ridicule. Elle l'emploie pour médiateur et sauveur dans sa guerre des Turcs. Elle lui emprunte douze millions sur ungage; elle l'attrape et donne le gage aux Hollandais. Ce sauveur, ce médiateur, elle s'en moque, et nous voyant brouillés avec l'Anglais pour la défense de l'Espagne, vite, elle se ligue avec l'Anglais.
Frédéric savait sans nul doute que Louis XV, peu ami de la guerre, en ce moment y était entraîné, non-seulement par ses maîtresses, mais par sa famille même. La famille royale, très-espagnole de cœur et unie à l'Espagne par un double mariage, priait et suppliait le Roi d'armer pour la cour de Madrid et contre l'Angleterre. Mais l'Angleterre, l'Autriche, liguées sous Charles VI, plus encore sous Marie-Thérèse, c'était alors même personne. Le coup le plus terrible qui eût averti l'Angleterre, c'eût été de marcher sur Vienne.
Les difficultés étaient moins en Allemagne qu'à Versailles. Dans ces plans si hardis où le Roi se laissait traîner, une chose lui plaisait, il est vrai, celle de donner l'Empire au Bavarois, vieux client de Louis XIV, de suivre cette idée de son aïeul, de faire un Empereur (catholique autant que l'Autrichien). Mais une chose ne lui plaisait pas: c'était d'agrandir le roi de Prusse, chef naturel des protestants. Fleury en gémissait. Et le Roi aussi au dedans. Poussé par la Nesle et Fleury en deux sens opposés, il tombe à un état de néant pitoyable. Un matin il lui passe de faire de la tapisserie, de reprendre (à trente ans) les sots petits goûts de l'enfance. On court vite à Paris demander à M. de Gesvres (le célèbre impuissant) tout ce qu'il faut pour ces travaux de femme. Même à la cour, on rit. Le courtisan français, qui ne tient pas sa langue, faitcompliment au Roi: «Sire, votre grand aïeul n'a jamais, comme vous, commencé à la fois quatre sièges (de chaises ou fauteuils).»
Comment le soulever de là? lui donner un moment de cœur, de volonté? L'amour et la paternité, si puissants sur Louis XIV, pouvaient bien moins sur Louis XV. Nul désir des enfants. En trente années et plus, il n'en eut ni de la Mailly, ni de Pompadour, ni de Du Barry. La Nesle essaya cette prise, elle voulut ce gage du Roi (au grand moment décisif des affaires). À la fête des Rois (le 6 janvier), elle est enceinte.
On le sut à l'instant. Fleury se crut fini. Il fut plat, à l'instant, comme un ballon piqué, si plat que le 25 il fait sa cour à Frédéric, lui écrit que «l'Autriche n'ayant pas rempli les traités, la France est absolument libre, ne la garantit point.» En même temps, cet homme de quatre-vingt-dix ans donnait ici la comédie honteuse de dire qu'il n'avait nulle idée, nul parti, ne savait où aller, avait l'esprit perdu. Il fait l'évaporé, l'innocent et le simple. Il a réduit sa taille ( Arg. ), il paraît plus petit, veut faire pitié. On dit: «On ne peut pas tuer ce vieux prêtre.»
Avec cela, il reste. Il traîne, il niaise, ajourne. Le succès exigeait deux choses: agir dès mars,—et marcher droit à Vienne.—Une troisième était demandée par Frédéric: que Bellisle agît seul avec lui, et dirigeât tout.
Bellisle n'avait point commandé (pas plus que Frédéric), mais chacun à le voir, à l'entendre, sentait le génie.
Frédéric le croyait le seul homme de France (avecChauvelin et Voltaire). Le 13 février, on le fait maréchal, commandant de l'armée future.
Mars
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