Hommage à la Catalogne
aussi peu mouvementée que celle d’un comptable de la City, et presque aussi réglée. Être en faction, aller en patrouille, creuser ; creuser, aller en patrouille, être en faction. Au sommet de chaque éminence, des fascistes ou des loyalistes, un groupe d’hommes sales et loqueteux grelottant autour de leur drapeau et cherchant à avoir le moins froid possible. Et jour et nuit les balles perdues s’égarant dans les vallées désertes et ne se logeant dans un corps humain que par quelque rare et invraisemblable hasard.
Il m’arrivait souvent de contempler ce paysage hivernal en m’étonnant de l’inefficacité de tout cela. Quel caractère peu concluant a une guerre de ce genre ! Plus tôt, en octobre, on avait livré de furieux combats pour la possession de tous ces sommets ; puis, le manque d’hommes et d’armes, et surtout d’artillerie, rendant impossible toute opération de grande envergure, chaque armée s’était terrée et fixée sur les sommets qu’elle avait conquis.
Là-bas, à notre droite, se trouvait un petit avant-poste, également du P.O.U.M., et sur l’éperon à notre gauche, à sept heures de nous, une position du P.S.U.C. faisait face à un éperon plus élevé sur les pics duquel s’égrenaient plusieurs petits postes fascistes. La prétendue ligne faisait tant de zigzags qu’on ne s’y fût pas retrouvé si chaque position n’avait battu pavillon. Les drapeaux du P.O.U.M. et du P.S.U.C. étaient rouges, ceux des anarchistes, rouge et noir ; les fascistes faisaient généralement flotter le drapeau monarchiste (rouge-jaune-rouge), mais parfois celui de la République (rouge-jaune-violet). C’était un spectacle prodigieux – si l’on parvenait à oublier que chaque cime était occupée par des troupes, et donc jonchée de boîtes de conserves vides et encroûtée de déjections. Sur notre droite la sierra s’infléchissait vers le sud-est et faisait place à la large vallée veinée qui s’étendait jusqu’à Huesca. Au milieu de la plaine s’éparpillaient, tels des dés jetés, quelques cubes minuscules : c’était la ville de Robres, qui se trouvait en zone loyaliste. Souvent, le matin, la vallée disparaissait sous une mer de nuages d’où émergeaient, comme posées à plat dessus, les collines bleues, ce qui donnait au paysage une étrange ressemblance avec une épreuve négative de photographie. Au-delà de Huesca, il y avait encore des collines de même formation que la nôtre, et que la neige panachait de motifs variant de jour en jour. Au loin, les pics monstrueux des Pyrénées, où la neige ne fond jamais, semblaient flotter dans le vide. Même en bas, dans la plaine, tout paraissait mort et dénudé. Les collines, en face de nous, étaient grises et plissées comme la peau des éléphants. Presque toujours le ciel était vide d’oiseaux. Je ne crois pas avoir jamais vu de pays où il y eût si peu d’oiseaux. Les seuls qu’on voyait parfois étaient des sortes de pies, et les vols de perdrix dont les bruissements soudains vous faisaient tressaillir, le soir, et, mais très rarement, des aigles voguant lentement et généralement accueillis par des coups de feu qu’ils ne daignaient même pas remarquer.
La nuit et par temps brumeux, on envoyait des patrouilles dans la vallée qui nous séparait des fascistes. C’était une mission peu appréciée : il faisait trop froid et le risque de s’égarer était trop grand. Je vis bien vite que je pouvais obtenir l’autorisation d’aller en patrouille chaque fois que j’en avais envie. Dans les immenses ravins aux arêtes vives il n’y avait ni sentiers ni pistes d’aucune sorte ; vous n’arriviez à trouver votre chemin qu’après y avoir été plusieurs fois de suite en reconnaissance, en prenant soin de relever chaque fois de nouveaux points de repère. À vol d’oiseau le poste fasciste le plus proche était à sept cents mètres de nous, mais à plus de deux kilomètres par l’unique voie praticable. C’était assez amusant d’errer dans les vallées obscures tandis qu’au-dessus de nos têtes, très haut, les balles perdues passaient en sifflant comme des bécasseaux. Mieux valait d’épais brouillards que l’obscurité de la nuit, et souvent ils persistaient tout le jour et s’accrochaient autour des sommets cependant que les vallées restaient claires. À proximité des lignes fascistes il fallait avancer à pas de tortue ; c’était très difficile de se déplacer sans
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