Hommage à la Catalogne
autres fusils, également, étaient mauvais, quelques-uns même pires encore ; et l’on ne chercha même pas à donner les meilleures armes aux hommes qui savaient s’en servir. Le meilleur fusil du lot fut donné à une petite brute de quinze ans, faible d’esprit, que tous appelaient le maricòn (la « tapette »). Le sergent nous octroya cinq minutes d’« instruction » ; ça consista à nous expliquer la manière de charger un fusil et de démonter la culasse. Bon nombre de miliciens n’avaient encore jamais eu un fusil entre les mains, et rares étaient, je pense, ceux qui savaient à quoi sert la mire. On nous distribua les cartouches, cinquante par homme, puis on nous fit mettre en rangs, barda au dos, et en route pour le front, à trois kilomètres de là.
La « centurie », quatre-vingts hommes et plusieurs chiens, se dévida irrégulièrement sur le chemin en montant la côte. À toute colonne de miliciens était attaché au moins un chien, comme mascotte. Un pauvre animal qui nous accompagnait avait été marqué au fer chaud, il portait l’inscription « P.O.U.M. » en énormes lettres, et il avait une manière furtive de se glisser le long de la colonne comme s’il se rendait compte qu’il y avait quelque chose dans son aspect qui clochait.
En tête de la colonne, à côté du drapeau rouge, allait Georges Kopp, notre commandant, un Belge corpulent, monté sur un cheval noir ; un peu en avant un jeune cavalier – de cette cavalerie des milices qui avait l’air d’une bande de brigands – caracolait, escaladait au galop chaque éminence de terrain et, arrivé au sommet, prenait des poses pittoresques. Les splendides chevaux de la cavalerie espagnole avaient été saisis en grand nombre au cours de la révolution et avaient été remis aux milices qui, bien entendu, étaient en train de les éreinter.
La route serpentait entre des champs jaunis, incultes, laissés à l’abandon depuis la moisson de l’année précédente. Devant nous s’étendait la basse sierra qui sépare Alcubierre de Saragosse. Nous approchions des premières lignes ; nous approchions des bombes, des mitrailleuses et de la boue. En secret j’avais peur. Je savais qu’actuellement le front était calme, mais, à la différence de la plupart de ceux qui m’entouraient, j’étais assez âgé pour me souvenir de la Grande Guerre, si je ne l’étais pas assez pour l’avoir faite. La guerre, pour moi, cela signifiait le rugissement des projectiles, et des éclats d’obus qui sautent ; cela signifiait surtout la boue, les poux, la faim et le froid. C’est curieux, mais j’appréhendais le froid beaucoup plus que je ne redoutais l’ennemi. L’idée du froid m’avait sans cesse hanté pendant que j’étais à Barcelone ; j’avais même passé des nuits blanches à me représenter le froid dans les tranchées, les alertes dans les aubes sinistres, les longues heures de faction avec dans les mains un fusil givré, la boue glaciale où je pataugerais.
J’avoue, aussi, que j’éprouvais une sorte d’effroi en considérant mes compagnons. On ne peut s’imaginer à quel point nous avions l’air d’une cohue. Nous marchions à la débandade, en gardant beaucoup moins de cohésion encore qu’un troupeau de moutons ; avant d’avoir fait deux kilomètres, l’arrière-garde de la colonne fut hors de vue. Et une bonne moitié de ces soi-disant hommes étaient des enfants – j’entends bien littéralement, des enfants de seize ans au plus. Et cependant ils étaient tous heureux et ne se sentaient pas de joie à la perspective d’être enfin sur le front. Comme nous en approchions, les jeunes garçons qui, en tête, entouraient le drapeau rouge, se mirent à crier : « Visca P.O.U.M. ! — fascistas-maricones ! » etc. Ils s’imaginaient pousser des clameurs guerrières et menaçantes, mais sortant de ces gosiers enfantins, elles produisaient un effet aussi attendrissant que des miaulements de chatons. Il me semblait affreux que les défenseurs de la République, ce fût cette bande d’enfants en guenilles portant des fusils hors d’usage et dont ils ne savaient même pas se servir ! Je me demandai, il m’en souvient, ce qui arriverait si un avion fasciste venait à nous survoler – si même l’aviateur se donnerait la peine de piquer sur nous et de nous envoyer une rafale de mitrailleuse. Sûrement, même de là-haut, il pourrait se rendre compte que nous n’étions pas de
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