Je suis né un jour bleu
beaucoup de personnes touchées par le
syndrome savant. Cela est probablement dû au fait que les calendriers sont
constitués de nombres prévisibles et d’un agencement de formes particulières
selon les jours et les mois. Quel que soit le mois, le treizième jour est toujours
placé, dans la semaine, deux jours avant le premier, excepté les années
bissextiles. De plus, certains mois se répondent l’un l’autre, comme février et
mars (le premier jour de février est le même que le premier de mars). Ainsi, quand
la texture du premier jour du mois de février d’une année donnée est pelucheuse
(jeudi), le treizième jour de mars sera de couleur chaude (mardi).
Dans son livre L’homme qui prenait sa
femme pour un chapeau , l’écrivain et neurologue Oliver Sacks évoque le cas
de John et Michael, des jumeaux atteints d’une forme lourde d’autisme. Ils
représentent l’exemple extrême des capacités de calcul calendaire des personnes
qui souffrent du syndrome savant. Bien qu’incapables d’être autonomes (diverses
institutions les ont pris en charge depuis l’âge de 7 ans), les jumeaux peuvent
calculer le jour de la semaine correspondant à n’importe quelle date des
quarante mille dernières années.
Sacks décrit également John et Michael
plongés pendant des heures dans un jeu qui consiste à troquer des nombres
premiers. Comme ces jumeaux, j’ai toujours été fasciné par les nombres premiers.
Chaque nombre premier se distingue par une texture sans aspérités, distincte
des nombres composés (non premiers) qui sont grumeleux et plus flous. Quand je
reconnais un nombre premier, j’éprouve une sensation forte et soudaine (au
centre du front) que j’ai du mal à décrire avec des mots. C’est une sensation
très particulière, comme si on me piquait soudain avec des épingles ou des
aiguilles.
Parfois, je ferme les yeux et j’imagine
trente, cinquante ou cent nombres disposés dans l’espace dont je fais l’expérience
synesthésique. Je peux voir alors, avec les yeux de l’esprit, la beauté remarquable
des nombres premiers, la façon si distincte dont ils ressortent à côté des
autres nombres. C’est pour cette raison que je les contemple obstinément. Chacun
d’entre eux est différent de celui qui le précède et de celui qui le suit. Leur
solitude parmi les autres nombres me les rend singuliers et stimulants.
La nuit, lorsque je suis sur le point de
m’endormir, il arrive que mon esprit se remplisse soudain de lumière brillante
et que je ne vois plus que des nombres – des centaines, des milliers
– qui passent rapidement devant mes yeux. C’est une belle expérience qui
m’apaise. Certaines nuits, quand j’ai du mal à m’endormir,
je m’imagine en train de traverser des paysages numériques. Je me sens en
sécurité, content. Je n’ai jamais le sentiment de me perdre : les formes
des nombres premiers sont comme des panneaux de signalisation.
Les mathématiciens passent, eux aussi, beaucoup
de temps à penser aux nombres premiers, notamment parce qu’il n’existe pas de
méthode simple et rapide pour tester un nombre afin de savoir s’il est premier.
La méthode la plus connue est le crible d’Ératosthène, ainsi nommé d’après
Ératosthène de Cyrène. Pour passer les nombres à tester au crible d’Ératosthène,
on commence par les écrire tous, par exemple de 1 à 100. Puis on part de 2 (1 n’est
ni premier ni composé) et on raye tous les nombres divisibles par 2 : 4, 6,
8… jusqu’à 100. On fait de même avec 3 : 6, 9, 12… Puis avec 4 : 8,
12, 16… et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques nombres
intacts : 2, 3, 5,7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31… – ce sont
les nombres premiers, la structure de base de mon monde numérique.
La synesthésie touche également ma
perception des mots et du langage. Le mot ladder (échelle), par exemple,
est bleu et brillant, tandis que hoop (cerceau) est blanc et doux. De
même quand je rencontre des mots étrangers : le mot français jardin est d’un jaune baveux, hnugginn – le chagrin, en islandais –
est blanc avec des points bleus. Des chercheurs ont émis l’hypothèse que la
couleur des mots dépendait de sa lettre initiale, ce qui en général est vrai, en
ce qui me concerne. Yogurt est jaune (yellow en anglais), video est violet (violet ) et gâte (porte) est vert (green ). Je
peux également changer la couleur d’un mot en lui ajoutant mentalement
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