La Bataillon de la Croix-Rousse
républicain enragé.
– Vous ne l’êtes donc pas, vous, républicain ?
– Oh ! si, mais pas comme vous. Nous sommes tous ici des hommes modérés, sauf vous qui voulez faire tomber toutes les têtes.
– Les têtes coupables. Et je suis pour que l’on remplisse son devoir. Quand on fait patrouille, on arrête les suspects.
– Les suspects, fit le sergent, oui ; les gens que l’on suspecte d’être des malfaiteurs, des voleurs, des assassins. Nous faisons patrouille pour protéger les personnes et les propriétés ; mais quant à arrêter les gens, sous prétexte politique, nous ne nous sentons pas du goût pour ça, nous autres.
Il y eut un murmure d’approbation.
Alors le boucher, furieux, roula des yeux menaçants autour de lui et s’écria :
– Voulez-vous que je vous dise ce que je pense ?
– Oui ! oui ! oui ! dit-on.
– Eh bien, vous êtes tous des royalistes déguisés en Girondins.
Les trois quarts des gardes protestèrent de bonne foi.
– Nous sommes républicains ! criaient-ils énergiquement.
– Alors, dit Balandrin, protégez la République ! Sauvez-la ! Arrêtez les conspirateurs en culottes de soie, en soutane ou en jupe. Laissez s’établir ce tribunal révolutionnaire dont vous ne voulez pas et cette guillotine que vous voulez démolir et jeter dans le Rhône ! Laissez passer la justice du peuple. Car moi, bourgeois, moi propriétaire comme vous, moi modéré au fond comme vous mais voyant plus clair que vous, je vous le dis, on vous trompe ; il faut rompre avec les royalistes masqués qui nous font faire de la réaction et qui veulent nous pousser à la guerre civile. Vous savez bien qu’ici, dans vos rangs, il y a des royalistes…
Chacun s’avouait que le boucher disait vrai ; il venait de peindre le véritable état d’esprit dans lequel se trouvait la garde nationale lyonnaise girondine de cœur, républicaine, mais menée par un groupe de royalistes qui exhalaient ses haines bourgeoises, ses répugnances modérantistes, ses défiances de gens qui possèdent, ses rancunes de commerçants ruinés par les troubles ; si bien que, tôt ou tard, il fallait s’attendre à une lutte acharnée entre le comité jacobin, d’une part, et la garde girondine de l’autre.
Les déclarations véhémentes du boucher allaient faire éclater un orage, lorsqu’un incident détourna l’attention.
Un homme entra précipitamment et s’écria :
– Arrêtez l’assassin !
Il montrait Saint-Giles… L’homme qui venait d’entrer d’une façon aussi brusque était le bedeau ! Le bedeau hérissé, le bedeau féroce, le bedeau implacable, comme un homme qui a peur et qui, rassuré, veut se venger de sa lâcheté et de ses terreurs. Cet imbécile affolé s’était enfui éperdu : il n’avait rien compris à l’intervention de Saint-Giles et l’avait pris pour un des malfaiteurs. Ayant continué sa course sans tourner la tête, il avait atteint un poste de la garde nationale et il ramenait huit hommes et un caporal. Voyant un magasin plein d’autres gardes autour du blessé, il s’était précipité, avait reconnu Saint-Giles et le proclamait assassin.
M. Suberville, le sergent de la patrouille qui était intelligent, comprit que le bedeau se fourvoyait.
– Vous vous trompez, dit-il, ce jeune homme n’est pas coupable.
– Pas coupable, s’écria le bedeau avec véhémence, il m’a mis la main au collet pour m’arrêter et je ne m’en suis débarrassé qu’en lui donnant ma bourse et mon manteau.
– Mais ce même jeune homme a défendu une dame contre des malfaiteurs, et cette dame qui sort d’ici, a témoigné en sa faveur.
– Oh ! madame la baronne est sauvée !
– Une baronne, grommela le boucher Balandrin, j’en étais sûr.
– Une baronne, se disait le confiseur, bonne clientèle.
– Une baronne !
Cela fit sensation. Mais le boucher Balandrin appréciait la chose autrement que ses camarades.
– Vous voyez, dit-il au sergent, que c’est bien une ci-devant, une émigrée peut-être !
M. Suberville, le sergent, était royaliste comme quelques autres gardes, royaliste caché bien entendu : il voulut faire comprendre au bedeau quelle imprudence il venait de commettre dans les effarements de son émotion.
– Monsieur, dit-il brutalement et sévèrement, vous me faites l’effet d’un singulier animal ; ce jeune homme n’est pas un assassin :
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