La Guerre et la Paix - Tome III
dit-il en s’adressant à l’essaoul, c’est encore l’Allemand, auquel ce jeune homme est attaché, qui me demande de nous joindre à lui ;… aussi, si nous ne parvenons pas à enlever le transport aujourd’hui, il nous le soufflera demain… »
Pendant qu’il causait avec le cosaque, Pétia, tout penaud du ton distrait de Denissow, et supposant que ses pantalons relevés pouvaient bien en être cause ; fit tous ses efforts pour les redescendre sans que personne s’en aperçût et pour se donner un air guerrier.
« Votre Haute Noblesse aurait-elle des ordres à me donner ? dit-il en portant la main à la visière de sa casquette et en reprenant le rôle d’aide de camp du général, auquel il s’était préparé… Ou bien dois-je rester ici auprès de Votre Haute Noblesse ?
– Des ordres ?… répéta Denissow d’un air pensif, voyons, peux-tu rester ici jusqu’à demain ?
– Ah ! je vous en prie, gardez-moi, s’écria soudain Pétia.
– Mais que t’a dit le général ? De retourner à l’instant, sans doute ? » Pétia rougit :
« Il ne m’a rien dit… alors puis-je rester ?
– C’est bien, répliqua Denissow, et, se tournant vers ses hommes, il leur ordonna de se diriger par le bois vers la maison du garde, qui était l’étape indiquée, et envoya l’officier monté sur le cheval kirghiz, qui remplissait près de lui les fonctions d’aide de camp, demander à Dologhow s’il viendrait dans la soirée : pendant ce temps, suivi de Pétia et de l’essaoul, il irait jusqu’à la lisière du bois examiner de loin la position des Français, qu’il comptait attaquer le lendemain. « Eh bien, vieux barbu, fit-il en s’adressant au guide, mène-nous vers Schamschew. »
IV
La pluie avait cessé et le brouillard tombait goutte à goutte des branches alourdies. Denissow, l’essaoul et Pétia suivaient en silence le paysan au bonnet blanc, qui marchait légèrement et sans bruit, les pieds dans ses chaussures de tille, sans s’inquiéter des feuilles et des racines qui lui barraient le chemin. Arrivé au bord du talus, le guide s’arrêta, regarda autour de lui et se dirigea vers un mince rideau d’arbres ; s’y plaçant sous un grand chêne, qui n’avait pas encore perdu son feuillage, il appela à lui ses compagnons, d’un signe mystérieux. Denissow et Pétia le rejoignirent et aperçurent de là les Français. À gauche, derrière le bois, s’étendait un champ ; à droite, par-dessus un ravin aux bords escarpés, on apercevait un petit village et une maison de propriétaire avec son toit défoncé ; dans ce village, dans cette maison, autour des puits, de l’étang, le long de la route qui menait au pont, on entrevoyait, à travers les vapeurs du brouillard, les masses mouvantes d’une foule d’hommes ; on entendait distinctement les cris en langue étrangère qu’ils poussaient pour activer les pas des chevaux à la montée, et les appels qu’ils se jetaient entre eux.
« Amenez le prisonnier, » dit tout bas Denissow, sans quitter des yeux l’ennemi.
Le cosaque descendit de cheval, enleva le petit tambour et le conduisit à son chef, qui lui demanda quelles étaient les troupes qu’ils avaient devant eux. Le gamin, les mains raidies par le froid et enfoncées dans ses poches, leva sur Denissow ses yeux effrayés, et s’embrouilla si bel et si bien, que, quoiqu’il fût prêt à dire ce qu’il savait, il se borna à répondre affirmativement à toutes les questions. Denissow se tourna vers le cosaque, auquel il fit part de ses suppositions.
« Que Dologhow vienne ou ne vienne pas, il faut attaquer, lui dit-il.
– L’endroit est bien choisi, répondit l’essaoul.
– Nous enverrons l’infanterie par le bas, du côté des marais ; elle se glissera jusqu’aux jardins ; vous arriverez de l’autre côté avec mes hussards, et alors, à un signal donné…
– On ne peut pas traverser le ravin, dit l’essaoul, il y a là une fondrière, et les chevaux s’embourberont, il faut prendre plus à gauche. »
Pendant qu’ils se concertaient ainsi à mi-voix, on entendit tout à coup éclater le coup sec d’une arme à feu, et une légère fumée blanche s’éleva dans l’air, suivie des cris d’une centaine de voix françaises. Denissow et l’essaoul firent involontairement un pas en arrière, en pensant qu’ils servaient de point de mire ; mais les coups de fusil et les cris ne s’adressaient pas à eux ; quelque chose de
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