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La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
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le voir, » répondit une voix d’un timbre agréable.
    Mavra Kouzminichna ouvrit la petite porte, et vit effectivement devant elle un jeune officier de dix-huit ans, qui avait un grand air de ressemblance avec les Rostow.
    « Ils sont partis, partis hier au soir, lui dit-elle affectueusement.
    – Ah ! quel guignon ! J’aurais dû venir hier, » murmura le jeune homme avec regret.
    Pendant ce temps la vieille ménagère examinait avec attention et sympathie ces traits qui lui étaient si familiers, et le manteau déchiré et les bottes usées du survenant.
    « Pourquoi aviez-vous besoin du comte ?
    – Oh ! maintenant il est trop tard, » répondit l’officier désappointé, faisant un pas pour s’en aller.
    Il s’arrêta malgré lui, indécis.
    « C’est que, dit-il, je suis un parent du comte ; il a toujours été très bon pour moi, et vous voyez, ajouta-t-il en montrant, avec un bon et honnête sourire, ses bottes et sa capote… Je n’ai plus le sou, et je voulais demander au comte… »
    Mavra Kouzminichna ne lui donna pas le temps d’achever.
    « Attendez un instant !… » Et, se retournant brusquement, elle se dirigea en courant du côté de la seconde cour, où elle demeurait.
    Pendant ce temps l’officier examinait ses bottes en souriant mélancoliquement.
    « Quel dommage d’avoir manqué mon oncle ! Quelle bonne vieille ! mais où est-elle donc allée ? Il faut pourtant que je lui demande par quelles rues je dois passer pour rattraper mon régiment, qui doit bien certainement être déjà à la barrière Rogojskaïa ! »
    À ce moment il vit Mavra Kouzminichna qui revenait vers lui d’un air résolu, quoique légèrement embarrassé, et tenait dans ses mains un mouchoir à carreaux ; arrivée à quelques pas du jeune homme, elle le défit, et en tira un assignat de vingt-cinq roubles qu’elle lui offrit brusquement.
    « Si Son Excellence était à la maison, il aurait sans doute… mais aujourd’hui que… »
    La vieille s’arrêta confuse, tandis que le jeune officier acceptait gaiement son argent et la remerciait avec effusion.
    « Que Dieu soit avec vous ! » répéta-t-elle en reconduisant le jeune homme, qui s’élança par les rues solitaires pour rejoindre au plus vite son régiment au pont de la Yaouza. Mavra Kouzminichna le regarda s’éloigner, et resta quelques instants, les yeux pleins de larmes, devant la porte, qu’elle avait soigneusement refermée. Elle l’avait perdu de vue depuis longtemps, elle était encore tout entière au sentiment de tendresse et de pitié maternelles que lui inspirait ce jeune garçon qu’elle ne connaissait pas !

XXIII
    À l’étage inférieur d’une maison inachevée de la Varvarka, il y avait un cabaret que remplissaient en ce moment des cris et des chants d’ivrognes. Assis autour des tables d’une chambre basse et malpropre, une dizaine d’ouvriers, gris, débraillés, les yeux troubles, chantaient à tue-tête ; mais on voyait bien qu’ils se forçaient, car la sueur ruisselait sur leurs fronts ; ils ne chantaient pas pour leur plaisir, mais bien pour faire voir qu’ils étaient en gaieté et qu’ils faisaient bombance. L’un d’eux, un jeune homme blond de haute taille, vêtu d’un sarrau bleu, aurait pu passer à la rigueur pour un joli garçon, si ses lèvres serrées et minces, toujours en mouvement, et ses yeux fixes et sombres, n’eussent donné à sa physionomie une expression étrange et méchante. Il paraissait diriger le chœur, et battait solennellement la mesure, en faisant aller de droite et de gauche au-dessus de leurs têtes son bras blanc, que sa manche retroussée laissait voir en entier. Entendant tout à coup, au milieu de la chanson, le bruit d’une lutte à coups de poing, il s’écria d’un ton de commandement :
    « Assez, enfants, on se bat là-bas, à la porte ! » Et, relevant pour la centième fois sa manche qui retombait toujours, il sortit de la salle, suivi de ses camarades.
    C’étaient comme lui des ouvriers que le cabaretier régalait en payement de cuirs de différentes sortes qu’ils lui avaient apportés de leur fabrique. Quelques forgerons du voisinage s’imaginant, au tapage, qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire, essayèrent d’y pénétrer, mais une querelle s’était engagée sur le seuil de la porte entre le cabaretier et un maréchal ferrant ; ce dernier fut violemment repoussé, et alla tomber, la face contre terre, au beau

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