La Guerre et la Paix - Tome III
milieu de la rue. Un de ses compagnons se jeta alors sur le cabaretier, et pressa de tout son poids sur sa poitrine, mais, au même moment, apparut le jeune gars à la manche retroussée, qui, lui assenant un vigoureux coup de poing, s’écria avec fureur :
« Enfants, on assassine les nôtres !»
Le maréchal ferrant se releva la figure ensanglantée, et cria d’un ton lamentable :
« À la garde ! on tue, on a tué un homme !… au secours !
– Ah ! seigneur Dieu, on a tué, tué un homme ! » répéta en glapissant une femme à la porte cochère d’à côté.
La foule se rassembla autour du malheureux.
« Ce n’est donc pas assez de voler le pauvre peuple et de lui arracher sa dernière chemise, tu viens encore de tuer un homme, brigand de cabaretier !»
Le jeune homme blond, debout à l’entrée, portait alternativement son regard terne du cabaretier au maréchal ferrant, comme s’il cherchait avec qui se prendre de querelle.
« Scélérat ! hurla-t-il tout à coup en se jetant sur le premier…, Liez-le vite, mes enfants.
– Me lier, moi ? » s’écria le cabaretier, et, se débarrassant de ses assaillants par un mouvement violent, il arracha son bonnet de dessus sa tête et le lança à terre. On aurait dit que cet acte avait une signification menaçante et mystérieuse, car les ouvriers s’arrêtèrent à l’instant.
« Je suis pour l’ordre, mon camarade, et je sais mieux que personne ce que c’est que l’ordre… Je n’ai qu’à aller trouver l’officier de police… Ah ! tu crois que je n’irai pas ? Il est défendu de faire du désordre aujourd’hui dans la rue… entends-tu bien ? continua le cabaretier en ramassant son bonnet ; eh bien ! allons-y, poursuivit-il en se mettant en marche, avec le jeune gars, le maréchal ferrant, les ouvriers et les passants ameutés, qui criaient et hurlaient en chœur.
– Allons-y ! Allons-y ! »
Au coin de la rue, devant une maison dont les volets étaient fermés et sur la façade de laquelle se balançait l’enseigne d’un bottier, se tenaient groupés une vingtaine d’ouvriers cordonniers ; leurs vêtements étaient usés, et l’épuisement causé par la faim se lisait sur leurs figures maigres et abattues. « N’aurait-il pas dû nous payer notre travail ? disait l’un d’eux en fronçant les sourcils… Mais non, il a sucé notre sang et il se croit quitte : il nous a lanternés toute la semaine, et au dernier moment il a filé. » À la vue de l’autre groupe qui s’avançait l’ouvrier se tut, et, poussé par une curiosité inquiète, se joignit à lui avec tous ses compagnons.
« Où va-t-on ? Ah ! nous le savons bien !… Nous allons trouver l’autorité.
– C’est donc vrai que les nôtres ont eu le dessous ?
– Que croyais-tu donc ?… Écoute ce qu’on raconte ! »
Pendant que les questions et les réponses se croisaient en tous sens, le cabaretier profita du tumulte pour s’échapper sans être vu et retourner chez lui. Le jeune gars, qui n’avait pas remarqué la disparition de son ennemi, continua à pérorer en agitant son bras nu, et en attirant par ses gestes toute l’attention des curieux, qui espéraient en obtenir un éclaircissement de nature à les rassurer.
« Il dit qu’il connaît la loi, qu’il sait ce que c’est que l’ordre ?… Mais est-ce que l’autorité n’est pas là pour ça ?… N’ai-je pas raison, camarades ?… Est-ce qu’on peut rester sans autorité ? mais alors on pillera, quoi !
– Bêtises que tout cela ! dit quelqu’un dans la foule. Est-ce possible qu’on abandonne ainsi Moscou ?… Quelqu’un s’est moqué de toi et tu l’as cru !… Tu vois bien tout ce qui passe de troupes, et tu t’imagines qu’on va le laisser entrer comme cela, « lui » !… L’autorité est là pour l’empêcher. Écoute donc ce que dit celui-là ! » ajouta-t-il en désignant le jeune gars.
Près de l’enceinte de Kitaï-Gorod, quelques hommes entouraient un individu en manteau qui lisait un papier.
« C’est l’oukase qu’on lit, l’oukase ! » disait-on de côté à d’autre, et tout le monde se porta de ce côté.
Lorsque la foule entoura l’homme au papier, celui-ci parut embarrassé, mais, à la demande du jeune gars, il en recommença la lecture d’une voix légèrement tremblante : c’était la dernière affiche de Rostoptchine, du 31 août.
« Je pars demain matin pour voir Son Altesse (Son
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