La Loi des mâles
un
héron traversant hautainement les marais.
— En dépit de l’heure matinale,
Monseigneur, dit le cardinal, je n’ai pas voulu différer de vous porter mes
prières dans le deuil qui vous atteint.
— Le deuil ? dit Philippe
de Poitiers avec un léger sursaut.
Sa première pensée fut pour sa femme
Jeanne qu’il avait laissée à Paris, et qui était enceinte de huit mois.
— Je vois alors que j’ai bien
agi en venant vous avertir, reprit Duèze. Le roi, votre frère, est mort depuis
cinq jours.
Rien ne bougea dans l’attitude de
Philippe ; à peine une inspiration plus forte souleva-t-elle sa poitrine.
Rien ne passa sur son visage, ni la surprise, ni l’émotion, ni même
l’impatience d’avoir plus de détails.
— Je vous sais gré de votre
empressement, Monseigneur, répondit-il. Mais comment êtes-vous au fait d’une
telle nouvelle… avant moi ?
— Par messire de Bouville, dont
le messager a couru avec grand-hâte, afin que je vous remette cette lettre, en
secret.
Le comte de Poitiers décacheta le
pli et le lut en l’approchant de son nez, car il était fort myope. Là encore il
ne trahit rien de ses sentiments ; simplement, quand il eut achevé sa
lecture, il replia la lettre et la glissa sous sa robe. Puis il demeura
silencieux.
Le cardinal se taisait aussi,
affectant de respecter la douleur du prince, encore que celui-ci ne donnât pas
de grandes marques d’affliction.
— Dieu le sauve des peines de
l’enfer, dit enfin le comte de Poitiers, pour répondre à l’attitude dévote du
prélat.
— Oh… l’enfer… murmura Duèze.
Enfin, prions Dieu ! Je songe aussi à l’infortunée reine Clémence, que
j’ai vue grandir quand j’étais auprès du roi de Naples. Une si douce, une si
parfaite princesse…
— Oui, c’est profonde pitié
pour ma belle-sœur, dit Poitiers.
Et en même temps il pensait :
« Louis n’a laissé aucune volonté relativement à la régence. Déjà, à ce
que m’écrit Bouville, notre oncle Valois se prévaut de droits illusoires…»
— Qu’allez-vous faire,
Monseigneur ? Allez-vous céans regagner Paris ? demanda le cardinal.
— Je ne sais, je ne sais
encore, répondit Poitiers. J’attends d’être plus amplement informé. Je me
tiendrai à la disposition du royaume.
Bouville, dans sa lettre, ne lui
cachait pas qu’il souhaitait son retour. Et comme premier frère du roi mort, et
comme pair, sa place était manifestement à Paris, au moment qu’on y débattait
de la régence. Un autre eût déjà donné l’ordre de seller les chevaux.
Mais Philippe de Poitiers éprouvait
du regret et même de la répugnance à l’idée de quitter Lyon sans avoir achevé
les tâches entreprises.
D’abord il voulait conclure le
contrat de fiançailles entre sa troisième fille, Isabelle, âgée de moins de
cinq ans, et le « dauphiniet » de Viennois, le petit Guigues, qui en
avait six. Il venait de négocier ce mariage, à Vienne même, avec le dauphin
Jean II de la Tour du Pin et la dauphine Béatrice, sœur de la reine
Clémence. Bonne alliance, qui permettrait à la couronne de France de
contrebalancer dans cette région l’influence des Anjou-Sicile. Date était prise
à quelques jours de là pour l’échange solennel des signatures.
Et surtout, il y avait l’élection
papale. Depuis plusieurs semaines, Philippe de Poitiers sillonnait la Provence,
le Viennois et le Lyonnais, pour voir l’un après l’autre les vingt-quatre
cardinaux dispersés, leur assurant que l’agression de Carpentras ne se
reproduirait pas, qu’il ne leur serait fait nulle violence, laissant entendre à
beaucoup qu’ils pouvaient avoir leur chance, plaidant pour le prestige de la
foi, la dignité de l’Église et l’intérêt des États [4] . Enfin, à force de
paroles, de promesses et parfois d’argent, il avait réussi à les rassembler à
Lyon, ville longtemps placée sous autorité ecclésiastique, et très récemment
passée, dans les dernières années de Philippe le Bel, sous le pouvoir direct du
roi de France.
Le comte de Poitiers se sentait près
de toucher au but. Mais, s’il s’éloignait, toutes les difficultés
n’allaient-elles pas renaître, les haines personnelles se rallumer, l’emprise
de la noblesse romaine ou celle du roi de Naples supplanter celle de la France,
les divers partis recommencer à s’accuser mutuellement de trahison et
d’hérésie ? Et ne verrait-on pas, au bout de tant de dissensions,
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