La lumière des parfaits
écart. Amould vida les étriers. Son corps fut projeté sur le côté. Par un malheureux hasard, son crâne heurta un des poteaux du vignoble. Son extrémité était biseautée. La pointe creva la tempe. Un filet écarlate ravina sa joue, son menton, son gorgerin, son surcot d’armes. Il mourut incontinent.
Une bien triste fin pour ce jeune écuyer qui pensait mériter indulgence plénière pour son pèlerinage de la Croix auprès des chevaliers teutoniques et nous avait fait part de ses rêves d’héroïsme.
Son corps fut hissé sur un roncin pour être inhumé dans le cimetière du prochain village vers lequel nous nous dirigions : Rorswilr, sis à moins de deux lieues du bourg fortifié où nous avions passé la nuit.
La mort accidentelle d’Arnould de Ségur était bien triste. Mais nous ignorions alors qu’un grand nombre de villageois était victime de grande mazellerie. Une effroyable boucherie à moins de deux lieues de l’endroit où nous nous tenions.
L’un des consuls de Ribeauvillé (que les bourgeois nommaient aussi Rappolstein) nous avait pourtant prévenus : un détachement de soudoyers d’une compagnie de routiers en mal de solde, en quête de viol et de pillage, avait franchi le col de Guebwiller quelques jours plus tôt et menaçait les villages isolés. Il nous conseillait de rejoindre la ville fortifiée de Sélestat par la route de la plaine, plutôt que par la route des vignobles. Le temps que les seigneurs de Ribeaupierre, de Girsberg, de Saint-Ulrich ou de l’Altenkassel, dont les nids d’aigle sis à l’ombre du Tænnchel dominaient Ribeauvillé, la cité des Ménétriers, ne lancent une bride pour mettre fin à leurs méfaits.
Mal nous avait pris de ne point suivre ses conseils : Arnould n’aurait point perdu la vie et nous n’aurions pas eu à risquer la nôtre.
Les rayons du soleil levant étaient aussi froids que brûlant était le feu qui embrasait le village de Rorswilr, à une lieue de notre route. Des remugles sauvages nous parvenaient à présent par bouffées nauséabondes, attisées par un fort vent de noroît. Devant nous, le ciel se couvrait d’épaisses veloutes d’une fumée noirâtre. Le feu dévorait toits de chaume, charpentes, colombages, greniers, étables et écuries, et probablement aussi quelques paysans-vignerons qui ne parviendraient pas à échapper à la fournaise avant d’être occis au seuil de leur demeure.
Le feu, qu’il dévore nos villes, nos campagnes ou nos propres logis est un fléau bien triste qui surgit toujours quand on ne l’attend pas. Lorsqu’il surgit à la suite d’une grande négligence ou sous le coup de la foudre ou d’autres lois de la nature, on le combat à l’aide de branches feuillues et vertement taillées, de brocs d’eau qui passent de main en main ou de peaux humides pour tenter, souventes fois sans grand succès, d’en étouffer les flammes. Au mieux parvient-on parfois à circonscrire l’incendie et à en limiter les ravages. Avec la grâce de Dieu.
Mais, lorsque le feu est affoué par la main de l’homme, que peut-on faire de mieux que de se porter incontinent au secours des malheureux pour tenter de sauvegarder les survivants avant qu’ils ne soient brûlés vifs ou écrasés par les pièces de bois enflammées, les madriers, les poutres ou les simples solives qui confortent les murs de ces riches demeures que nous avions découvertes en cette magnifique région de la Haute Alsace ?
Trop de richesses excitaient aussi moult convoitises de la part de viles compagnies de routiers en désérance.
J’éperonnai ma monture pour la porter à la hauteur de Foulques de Montfort. Icelui lut sur mon visage une forte envie d’en découdre :
« Nous ne sommes pas venus occire quelques soudoyers en rupture de ban, mais participer à un pèlerinage contre les païens de Lituanie, messire Bertrand. Détournons notre route par le devers, en traversant les vignobles jusqu’à la plaine.
— Certes, messire Foulques, mais il en va de notre devoir de chevalerie que de porter secours à ces malheureux en grande détresse, avant qu’ils ne soient tous passés au fil de l’épée. Voyez cette fumée, cette poussière. Oyez ces cris. Un peu d’exercice nous préparera à la guerre mieux qu’un poteau de quintaine. Ce n’est point à vous que j’en ferai leçon…
— C’est pourtant ce que vous faites, mon jeune ami ! Soit, mais ne nous jetons pas tous ensemble dans la gueule du loup. Que
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