La mémoire des vaincus
L’autre, le moustachu, c’est Gorki. Deux lumières qui viennent des pays de neige et qui éclairent toute ma pensée. Souviens-toi, mon petit, de ces deux noms. » C’est le seul conseil de Péguy que j’ai suivi. Je n’ai eu de cesse de rencontrer et de comprendre Gorki.
Épiant ses répétitions ou le retour de ses obsessions, il me demandait de l’avertir s’il rabâchait les mêmes anecdotes. Toutefois, lorsque je l’alertais, il n’en tenait aucun compte, se laissait aller, ne m’écoutait pas, ne me voyait même peut-être pas. Ne pouvant arrêter ce flux qui remontait de sa jeunesse, il continuait imperturbablement son histoire.
Dans ce miteux logement H.L.M. de banlieue parisienne, Staline et Trotski, morts tous les deux, ne cessaient d’être présents. Pourtant le trotskisme n’exerçait plus sa séduction, remplacé par d’autres chimères (le titisme, le castrisme, le maoïsme) et la déstalinisation était soi-disant effectuée. Il n’empêche que ces deux diables rouges hantaient toujours mon pauvre Fred.
— Staline, soliloquait-il, a promis pendant vingt-cinq ans le pain gratuit au peuple russe, sans le lui donner. Or, au même moment, la consommation du pain baissait à un tel point dans les pays capitalistes rassasiés, que ceux-ci l’auraient distribué quotidiennement et gratuitement que leur économie ne s’en serait pas ressentie. On fait des mythes de ce qui n’a plus d’importance. Au lieu de se rapprocher du communisme, la Russie n’a cessé de s’en éloigner. Elle n’en était pas loin en 1917, elle en est très loin en 1984. La Révolution russe succomba à la bureaucratie qu’elle a engendrée. Et qui l’engendra ? Trotski, que Staline traitait non sans humour, ni vérité, de « patriarche des bureaucrates ». Il aurait pu aussi bien lui attribuer le titre de prince du militarisme. Le bureaucrate et le militaire, ces deux fléaux du monde moderne, ont été communisés par Trotski. L’U.R.S.S. et ses satellites se sont approprié le mythe de l’État socialiste. Tous les dictateurs, maintenant, justifient leurs exactions par le mythe du socialisme. Ils opèrent le détournement d’un Bien, dont ils font un Mal. Il n’existe pas un dictateur militaire en Afrique qui ne se proclame socialiste. Les décolonisés sont aussitôt recolonisés par leur propre armée baptisée « populaire ». Quelle comédie ! Je ne serai pas fâché de quitter tout ça ! Vivement que la mort vienne. Qu’est-ce que je fous encore ici ? Veux-tu me le dire ?
Il tombait dans de longs moments d’abattement, restait prostré sur sa chaise et, soudain, le débit de paroles, très lent, reprenait :
— Dans le temps, lorsque l’on se sentait mourir, il paraît que l’on songeait à se mettre en règle avec Dieu. Aujourd’hui, il n’en est plus question. Notre devoir consiste à nous mettre d’abord en règle avec la Sécurité sociale, sorte de laïque providence. Il est vrai que l’État, de plus en plus tout-puissant, tend à remplacer Dieu. On s’aperçoit qu’on peut parfaitement se passer de capitalisme, de paysannerie, de classe ouvrière, mais personne n’imagine se priver de cet instrument aveugle : l’État. Le Tout-Puissant, qui est-ce ? C’est le flic du coin, le mec du guichet, le contrôleur des impôts, le juge, le chef de bureau. Dieu, c’est l’ordinateur. Il n’y a plus d’autre religion que celle du confort, de l’ordre ; pas d’autre morale que celle du lapin domestique. Le rêve de la cage et de la nourriture assurée. On est finalement dépiauté, mis à la casserole, mais qu’importe ! Mieux vaut cela que les aléas de l’aventure. On s’en remet à l’État, l’État vainqueur, l’État triomphant, l’État providence. L’État père et mère. On veut que tout soit organisé de la naissance à la mort, avec frais d’accouchement et d’enterrement assumés par la Sécurité sociale. La sécurité ! Après des millénaires d’insécurité cruelle, voilà venu l’âge de la sécurité anesthésiante.
— Cela te va bien de parler de Dieu, de la morale, de la religion.
— Nous avons tué leur Dieu et leur religion. Ce que nous ne prévoyions pas c’est que d’autres dieux et d’autres religions naîtraient de leur cadavre. Les idéologies politiques, à leur tour religions aveuglantes, sont l’opium du peuple. Staline, Mao, ont été des dieux. Quant aux curés, ils désertent les églises de pierre, mais
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