La mémoire des vaincus
jour, il me sortit un paquet, enveloppé dans du papier journal et assez mal ficelé. Sur une étiquette, à demi décollée, je lus : « Les crimes de Trotski ».
— Quand Victor Serge publia Les Crimes de Staline, j’entrepris de réunir une documentation pour une sorte de réplique à propos de ce damné Trotski sanctifié par l’exil. Puis j’ai laissé tomber. À quoi bon !
Accoudé sur son dossier de chaise, Fred glissa dans un long silence. Je savais qu’il partait alors à la recherche de son passé, que son passé revenait vers lui, qu’il déborderait bientôt en un flot de paroles. Il me suffisait d’attendre, de ne rien dire, de ne pas rompre cet état de grâce qui s’installerait entre nous. Je me tenais prêt à noter ses paroles. Elles arrivaient d’abord dans le désordre, puis se transformaient en un discours susurré :
— La Spiridonova… L’œil qui regardera Trotski dans sa tombe jusqu’à la fin des temps… Lénine détruisit l’État, mais Trotski le reconstitua avec son train blindé. Zinoviev avait raison, Trotski était bien Bonaparte. Seulement il se trompa en prenant Staline pour Barras. Staline a ramassé le pouvoir des mains de Trotski-Bonaparte et c’est lui qui devint Napoléon… C’était extraordinaire, tu sais, à Moscou, les bolcheviks ne parlaient que de Paris, que de la Révolution française. Trotski justifiait le bolchevisme en tant que réplique des Jacobins. Le plus farce, c’est que les Jacobins, eux, ne se référaient qu’aux héros de l’Antiquité romaine. César, Caton, Brutus… Ils jouaient une tragédie antique à Paris, comme plus tard les bolcheviks se mirent à jouer une tragédie robespierriste à Moscou. On accable ce pauvre Staline. Tiens, passe-moi ce papier, là.
Il lut :
— « Aucun de nous ne veut ni ne peut discuter la volonté du Parti, car le Parti a toujours raison. » Tu vas dire : signé Staline. Perdu, mon vieux. C’est Trotski qui écrit ça en 1924, l’année de la mort de Lénine. Si le Parti a toujours raison, Trotski avait donc tort lorsqu’il fut mis en minorité. Il eut tort dans l’exil. Il eut tort en devenant trotskiste. Et puis la chiotte, je radote. C’est ça, la vacherie de la vieillesse. Le passé vous remonte à la gorge, vous étouffe. De l’air, bon Dieu ! De l’air !
Je me précipitai. Il étouffait réellement. Un râle sortait de sa poitrine. Il haletait. De sa main droite engourdie il tentait d’extraire quelque chose de sa poche. Je l’aidai à en sortir une boîte de médicament. Il avala une pilule dans le verre d’eau que je lui apportai. Assez rapidement, sa respiration reprit son cours normal. Il me regarda, un peu hébété, puis sourit. Quelques minutes plus tard, il se remettait à parler :
— T’as vu, le feld-maréchal, il a failli m’avoir. Depuis le temps qu’il cherche à me supprimer !
Ah ! ces deux années ultimes passées à l’écoute de Fred Barthélemy, comme j’eusse voulu les prolonger. La barrière de l’âge, de l’expérience et de l’inexpérience, les pudeurs et la timidité, tout cela tombait. Par la maturité, j’avais presque rattrapé Fred. Il s’établissait entre nous une grande familiarité et beaucoup d’attachement. Lorsque je le quittais et, après avoir descendu les étages, me retrouvais dans la rue de sa banlieue, je l’apercevais toujours à sa fenêtre qu’il ouvrait toute grande. Il se penchait au-dehors, agitait la main. Je partais à pied vers le métro et, en me détournant, je le voyais de plus en plus loin qui brandissait son bras maigre. Cet adieu un peu puéril avait quelque chose de douloureux et d’attendrissant.
Je me reprochais toujours de le laisser seul. Mais ses enfants et petits-enfants s’occupaient de lui. Rares les jours où il ne recevait pas de visite. Germinal me dit que des femmes dévouées lui faisaient ses courses, sa cuisine, son ménage. En réalité, on le choyait. Qui étaient ces femmes ? « Des voisines, me déclara Germinal, quelques jeunes militantes aussi. Tu le connais, il n’accepte pas n’importe qui. Il ne veut que des pin-up. »
Je questionnai Fred sur ces mystérieuses visiteuses que je ne rencontrais jamais. Il prit la chose à la blague, resta dans le vague.
— Et Isabelle ?
— Isabelle ? Quelle Isabelle ?
— Un biographe ne doit rien laisser dans l’obscurité. J’ai vu sa photo. Quelle jolie fille ! Et ce petit garçon ?
Il me regarda de
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