La mort du Roi Arthur
pour sa vie. Comme Yseult, elle souffre de l’absence de l’homme aimé. Mais, en plus, elle se montre d’une jalousie féroce et redoutable. Elle connaît l’attirance invincible des femmes pour son amant, et l’idée qu’il puisse lui être infidèle la ronge au-delà de toute mesure. Elle a très mal supporté la trahison vraiment involontaire qu’a commise Lancelot avec la fille du Roi Pêcheur et lui a bien manifesté son ressentiment en le chassant de sa présence, quitte à s’abîmer aussitôt dans le désespoir. Elle procédera de même lorsqu’elle croira, sur des apparences trompeuses, qu’il entretient une liaison passionnée avec la touchante Demoiselle d’Escalot. Dans les versions primitives de la légende, Guenièvre était une sorte de prostituée sacrée qui dispensait sans compter son corps à tous les chevaliers susceptibles de servir la cause du royaume, tels Yder, Kaï, sans aucun doute Gauvain, bien d’autres encore. Mais, dans les versions « classiques », elle est devenue une femme exclusive, Lancelot représentant pour elle la globalité des valeurs dont la société arthurienne a besoin pour se maintenir. Ce faisant, elle a acquis une dimension humaine tragique, et la souffrance qu’elle endure est réelle. Il n’y a pas d’amour heureux.
Cette constatation ne s’applique pas seulement aux couples illégitimes. L’aventure de Karadoc et de la belle Guinier, deux êtres qui peuvent pourtant s’aimer au grand jour, en toute liberté, est à cet égard très révélatrice : le héros est en effet victime de la cruelle vengeance de ses parents – référence symbolique à une malédiction d’origine sociale, car lesdits parents forment un couple illégitime, et même maudit, de sorte que le bonheur de leur fils leur est insupportable. Il faudra beaucoup de patience et surtout beaucoup d’amour et de désintéressement à Guinier avant que ne soit levée la malédiction. Mais celle-ci laissera des traces dans la chair de la belle, sous la forme du téton coupé que remplacera par la suite de l’or magique. Enfin et surtout, aucune illusion n’est permise, la perfection de l’amour du couple va susciter les jalousies de toute la cour. La société ne pardonne vraiment pas que certains de ses membres osent se dérober à ses contraintes, et l’envie est un puissant moteur de répression.
Ce dernier motif plane en effet sur l’ensemble de l’ultime récit de la grande épopée arthurienne. Il sera même sinon la cause du moins le détonateur de la crise au cours de laquelle va éclater la société idéale de la Table Ronde. La destruction de cette société ne sera pas la conséquence d’une attaque extérieure, loin de là, mais d’une désagrégation interne qui ira s’accélérant au fur et à mesure que les passions suicidaires qui la minent s’exacerberont. Et c’est autour de Lancelot et de Guenièvre que les éléments du sacrifice rituel, conclusion logique de toute tragédie, vont s’organiser. On retrouvera ici les personnages symboliques de la poésie des troubadours occitans, les gelos (« jaloux ») et les losengiers (« calomniateurs ») qui guettent les amants, accumulent les preuves de leur liaison et les dénoncent finalement, provoquant déchirements et catastrophes. Ainsi, Lancelot et Guenièvre seront-ils d’abord dénoncés, tant par le chevalier Agravain que par la fée Morgane, puis pris sur le fait, flagrant délit qui consacrera la rupture définitive entre le clan breton insulaire d’Arthur et le clan breton armoricain de Lancelot, dramatique prélude à l’effondrement de la Table Ronde.
On dira peut-être que les membres de la cour d’Arthur ont pris leur temps pour s’apercevoir de la liaison de la reine. N’auraient-ils pas plutôt fait semblant de tout ignorer ? Mais, dans ce cas, à quoi riment ce brutal déchaînement de haine, cette soudaine avalanche de dénonciations ? La raison en est très simple : le royaume est pacifié dans son ensemble, l’ordre et le calme y sont de rigueur. De plus, la quête du Graal a été menée à son terme. Que reste-t-il d’autre à faire aux chevaliers de la Table Ronde que s’observer, se soupçonner, s’espionner, se jalouser ? N’ayant plus de but précis, la société arthurienne en est réduite à tourner en rond, affligée de mélancolie, et à exploiter toutes les pulsions négatives jusqu’alors refoulées par l’ampleur des tâches à accomplir. Ces pulsions
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