La mort du Roi Arthur
Depuis que Merlin nous a quittés, c’est elle qui prophétise et qui dénonce les turpitudes de ce monde qui a oublié les anciens dieux de notre peuple. – Ne sommes-nous pas chrétiens ? s’écria Bohort. – Bien sûr, répondit Taliesin, mais cela ne nous empêche nullement de rendre grâces aux dieux qui nous ont conduits au cours des temps passés. C’est ce que nous a enseigné Merlin quand il était parmi nous, mais peu de gens ont compris le sens de ses paroles. »
Bohort demeura un instant tout rêveur. Puis, s’adressant à Girflet, il lui dit : a Ami très cher, sais-tu quelque chose au sujet du roi Arthur ? Tu nous avais dit qu’après son combat contre Mordret, il avait été emmené par sa sœur Morgane sur un navire et que, depuis ce jour-là, personne ne l’avait revu. Or, j’ai entendu des gens prétendre qu’on avait retrouvé sa tombe dans un monastère au milieu des marais {96} . J’en ai entendu d’autres raconter qu’il dormait dans une grotte, attendant son heure pour, revenir réunifier le royaume de Bretagne {97} . Qu’en est-il au juste ? – Taliesin le sait, répondit Girflet.
— Oui, dit celui-ci, je le sais. Et voici ce que je puis te révéler. J’étais présent lorsque Morgane vint sur le rivage chercher le roi Arthur. Je l’ai accompagnée sur le navire qu’a vu Girflet, et nous avons cinglé vers l’île d’Avalon. Cette île d’Avalon, sache qu’on l’appelle aussi parfois l’île des Pommiers, ou encore l’île Fortunée, tandis que ceux d’Irlande la nomment Ernain Ablach . Cette dernière appellation, elle la doit au fait que sa terre produit des fruits en abondance sans qu’il soit nécessaire de la cultiver. Le laboureur n’y enfonce jamais le soc de sa charrue et n’y passe jamais la herse. Pourtant, les moissons y sont plus riches qu’ailleurs dans les plaines, et les forêts abondent en pommes et en raisins. Le sol y produit toutes choses comme ailleurs l’herbe, et l’on s’y nourrit de mets délectables. On y vit cent ans et bien davantage sans être affligé des maux de la vieillesse, sans être atteint de maladie, sans connaître ni le chagrin ni la peur de la mort. Ce sont des femmes qui gouvernent cette île, selon une douce loi que les dieux ont instituée. Elles font parfois connaître leurs secrets à ceux qui viennent les consulter et qu’elles agréent en fonction de leur intelligence et de leur bonté. Parmi ces femmes, il en est une qui surpasse toutes les autres par sa beauté et sa puissance. Tu la connais, roi Bohort, puisqu’il s’agit de la reine Morgane. Elle enseigne à quoi servent les plantes, comment guérir les maladies et les blessures. Elle connaît l’art de changer de visage et de voler tel un oiseau à travers les airs.
« Oui, Bohort, c’est là que, guidés par les flots et les astres du ciel, nous avons conduit Arthur. Dès que nous fûmes en cette île d’Avalon, Morgane fit porter le roi dans sa chambre, au milieu de son merveilleux palais de cristal et de pierres précieuses, et elle le fit étendre sur un lit drapé d’or. Elle sonda les blessures de son frère, le veilla longtemps et, enfin, promit qu’il recouvrerait la santé s’il restait dans l’île avec elle et voulait accepter ses remèdes. Moi, je suis reparti vers ce royaume, laissant le roi Arthur à la garde de la reine Morgane, mais je peux t’affirmer, roi Bohort, qu’il n’est pas mort et qu’il reviendra sur ce rivage le jour où les dieux l’auront décidé, lorsque Morgane aura guéri ses plaies et que le monde sera enfin prêt à voir la splendeur étincelante de son épée Excalibur. »
Ainsi parla le barde Taliesin. Bohort alors leva les yeux et aperçut un grand oiseau noir qui tournoyait au-dessus de lui. Il le regarda avec attention : l’oiseau battait des ailes comme pour lui signifier qu’il avait atteint ce qu’il cherchait, puis, d’un vol puissant, il s’éleva dans les airs, et son plumage resplendit, diapré de toutes les couleurs en se fondant dans les rayons du soleil {98} .
Weitere Kostenlose Bücher