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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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m’écouter. Il ne pouvait plus m’écouter. Il était épuisé. Un
filet de bave, mêlé de sang, lui coulait des lèvres. Il avait clos ses
paupières. Sa respiration se fit haletante.
     
    Pour une ration de pain, je réussis à échanger mon châlit
avec un détenu de ce block. L’après-midi, le docteur arriva. J’allai lui dire
que mon père était très malade.
    — Amène-le ici !
    Je lui expliquai qu’il ne pouvait se tenir sur ses jambes. Mais
le médecin ne voulut rien entendre. Tant bien que mal, je lui amenai mon père. Il
le fixa, puis l’interrogea sèchement :
    — Que veux-tu ?
    — Mon père est malade, répondis-je à sa place… Dysenterie…
    — Dysenterie ? Ce n’est pas mon affaire. Je suis
chirurgien. Allez ! Faites de la place pour les autres !…
    Mes protestations ne servirent à rien.
    — Je n’en peux plus, mon fils… Reconduis-moi au box…
    Je le reconduisis et l’aidai à s’étendre. Il frissonnait.
    — Essaie de dormir un peu, père. Essaie de t’endormir…
    Sa respiration était encombrée, épaisse. Il gardait les
paupières closes. Mais j’étais persuadé qu’il voyait tout. Qu’il voyait
maintenant la vérité de toute chose.
    Un autre docteur arriva dans le block. Mais mon père ne
voulut plus se lever. Il savait que ce serait inutile.
    Ce médecin ne venait d’ailleurs que pour achever les malades.
Je l’entendis leur crier que c’étaient des paresseux, qu’ils voulaient
seulement rester au lit… Je songeai à lui sauter au cou, à l’étrangler. Mais je
n’en avais pas le courage, ni la force. J’étais rivé à l’agonie de mon père. Mes
mains me faisaient mal tellement elles étaient crispées. Étrangler le docteur
et les autres ! Incendier le monde ! Assassins de mon père ! Mais
le cri me restait dans la gorge.
    Revenant de la distribution du pain, je trouvai mon père
pleurant comme un enfant :
    — Mon fils, ils me battent !
    — Qui ?
    Je croyais qu’il délirait.
    — Lui, le Français… Et le Polonais… Ils m’ont battu…
    Une plaie de plus au cœur, une haine supplémentaire. Une
raison de vivre en moins.
    — Eliezer… Eliezer… dis-leur de ne pas me frapper… Je n’ai
rien fait… Pourquoi me frappent-ils ?
    Je me mis à insulter ses voisins. Ils se moquèrent de moi. Je
leur promis du pain, de la soupe. Ils riaient. Puis ils se mirent en colère. Ils
ne pouvaient plus supporter mon père, disaient-ils, qui ne pouvait plus se
traîner dehors pour faire ses besoins.
     
    Le lendemain il se plaignit qu’on lui avait pris sa ration
de pain.
    — Pendant que tu dormais ?
    — Non. Je ne dormais pas. Ils se sont jetés sur moi. Ils
me l’ont arraché, mon pain… Et ils m’ont battu… Encore une fois… Je n’en peux
plus, mon fils… Un peu d’eau…
    Je savais qu’il ne fallait pas qu’il boive. Mais il m’implora
si longtemps que je cédai. L’eau était pour lui le pire poison, mais que
pouvais-je encore faire pour lui ? Avec de l’eau, sans eau, cela finirait
de toute façon bientôt…
    — Toi, au moins, aie pitié de moi…
    Avoir pitié de lui ! Moi, son fils unique !
     
    Une semaine passa ainsi.
    — C’est ton père, celui-ci ? me demanda le
responsable du block.
    — Oui.
    — Il est très malade.
    — Le docteur ne veut rien faire pour lui. Il me regarda
dans les yeux :
    — Le docteur ne peut plus rien faire pour lui. Et
toi non plus.
    Il posa sa grosse main velue sur mon épaule et ajouta :
    — Écoute-moi bien, petit. N’oublie pas que tu es dans
un camp de concentration. Ici, chacun doit lutter pour lui-même et ne pas
penser aux autres. Même pas à son père. Ici, il n’y a pas de père qui tienne, pas
de frère, pas d’ami. Chacun vit et meurt pour soi, seul. Je te donne un bon
conseil : ne donne plus ta ration de pain et de soupe à ton vieux père. Tu
ne peux plus rien pour lui. Et tu t’assassines toi-même. Tu devrais au
contraire recevoir sa ration…
    Je l’écoutai sans l’interrompre. Il avait raison, pensais-je
au plus secret de moi-même, sans oser me l’avouer. Trop tard pour sauver ton
vieux père, me disais-je. Tu pourrais avoir deux rations de pain, deux rations
de soupe…
    Une fraction de seconde seulement, mais je me sentis
coupable. Je courus chercher un peu de soupe et la donnai à mon père. Mais il n’en
avait guère envie ; il ne désirait que de l’eau.
    — Ne bois pas d’eau, mange de la soupe…
    — Je me consume…

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