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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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invisible assassin. Tout
mon désir de vivre s’était concentré dans mes ongles. Je griffais, je luttais
pour une gorgée d’air. Je lacérais une chair pourrie qui ne répondait pas. Je
ne pouvais me dégager de cette masse qui pesait sur ma poitrine. Qui sait ?
N’était-ce pas un mort avec qui je luttais ?
    Je ne le saurai jamais. Tout ce que je puis dire, c’est que
j’en eus raison. Je réussis à me creuser un trou dans cette muraille d’agonisants,
un petit trou par lequel je pus boire un peu d’air.
    — Père, comment te sens-tu ? demandai-je, dès que
je pus prononcer un mot.
    Je savais qu’il ne devait pas être loin de moi.
    — Bien ! répondit une voix lointaine, comme venant
d’un autre monde. J’essaie de dormir.
    Il essayait de dormir. Avait-il tort ou raison ? Pouvait-on
dormir ici ? N’était-il pas dangereux de laisser s’évanouir sa vigilance, même
pour un instant, alors que la mort à chaque moment pouvait s’abattre sur vous ?
    Je réfléchissais ainsi lorsque j’entendis le son d’un violon.
Le son d’un violon dans la baraque obscure où des morts s’entassaient sur les
vivants. Quel était le fou qui jouait du violon ici, au bord de sa propre tombe ?
Ou bien n’était-ce qu’une hallucination ?
    Ce devait être Juliek.
    Il jouait un fragment d’un concert de Beethoven. Je n’avais
jamais entendu de sons si purs. Dans un tel silence.
    Comment avait-il réussi à se dégager ? À s’extraire de
sous mon corps sans que je le sente ?
    L’obscurité était totale. J’entendais seulement ce violon et
c’était comme si l’âme de Juliek lui servait d’archet. Il jouait sa vie. Toute
sa vie glissait sur les cordes. Ses espoirs perdus. Son passé calciné, son
avenir éteint. Il jouait ce que jamais plus il n’allait jouer.
    Je ne pourrais jamais oublier Juliek. Comment pourrai-je
oublier ce concert donné à un public d’agonisants et de morts ! Aujourd’hui
encore, lorsque j’entends jouer du Beethoven, mes yeux se ferment et, de l’obscurité,
surgit le visage pâle et triste de mon camarade polonais faisant au violon ses
adieux à un auditoire de mourants et de morts.
    Je ne sais combien de temps il joua. Le sommeil m’a vaincu. Quand
je m’éveillai, à la clarté du jour, j’aperçus Juliek, en face de moi, recroquevillé
sur lui-même, mort. Près de lui gisait son violon, piétiné, écrasé, petit
cadavre insolite et bouleversant.
     
    Nous demeurâmes trois jours à Gleiwitz. Trois jours sans
manger et sans boire. On n’avait pas le droit de quitter la baraque. Des S.S. surveillaient
la porte.
    J’avais faim et soif. Je devais être bien sale et défait, à
voir l’aspect des autres. Le pain que nous avions emporté de Buna avait été
dévoré depuis longtemps. Et qui sait quand on nous donnerait une nouvelle
ration ?
    Le front nous poursuivait. Nous entendions de nouveaux coups
de canon, tout proches. Mais nous n’avions plus la force ni le courage de
penser que les nazis n’auraient pas le temps de nous évacuer, que les Russes
allaient bientôt arriver.
    On apprit que nous allions être déportés au centre de l’Allemagne.
    Le troisième jour, à l’aube, on nous chassa des baraques. Chacun
avait jeté sur son dos quelques couvertures, comme des châles de prière. On
nous dirigea vers une porte qui séparait le camp en deux. Un groupe d’officiers
S.S. s’y tenait. Une rumeur traversa nos rangs : une sélection !
    Les officiers S.S. faisaient le triage. Les faibles : à
gauche. Ceux qui marchaient bien : à droite.
    Mon père fut envoyé à gauche. Je courus derrière lui. Un
officier S.S. hurla dans mon dos :
    — Reviens ici !
    Je me faufilais parmi les autres. Plusieurs S.S. se
précipitèrent à ma recherche, créant un tel tohu-bohu que bien des gens de
gauche purent revenir vers la droite – et parmi eux, mon père et moi. Il y eut
cependant quelques coups de feu, et quelques morts.
    On nous fit tous sortir du camp. Après une demi-heure de
marche, nous arrivâmes au beau milieu d’un champ, coupé par des rails. On
devait attendre là l’arrivée du train.
    La neige tombait serrée. Défense de s’asseoir, ni de bouger.
    La neige commençait à constituer une couche épaisse sur nos
couvertures. On nous apporta du pain, la ration habituelle. Nous nous jetâmes
dessus. Quelqu’un eut l’idée d’apaiser sa soif en mangeant de la neige. Il fut
bientôt imité par les autres. Comme on n’avait pas le

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