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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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reculer en toute hâte pour ne pas être écrasés par le choc. Et Haguenier, à ce moment-là, sentit que son cœur allait encore une fois lui jouer un mauvais tour, il éprouvait une telle douleur dans la poitrine qu’il savait qu’il ne pourrait le supporter longtemps. Et un tel désespoir le prit alors qu’il manqua de perdre connaissance tout à fait. Et à ce moment-là, le miracle se produisit, ce fut comme si un autre homme était né en lui : quand un essieu se rompt en pleine course les roues volent, projetées au loin, et écrasent ce qu’elles atteignent. Ainsi le corps d’Haguenier, brisé par un effort intenable, avait comme arraché âme et douleur et pensée hors de lui-même et volait éperdument, éperonnant le cheval, brandissant la lance, hurlant à la mort – il avait atteint le premier la troupe des Toulousains, renversé un écuyer à cheval, planté sa lance dans l’épaule d’un grand chevalier à casque ailé – et il ne savait pas ce qu’il faisait, son corps martyrisé ne sentait plus rien. Il pensait que cet effort lui coûterait peut-être la vie, mais c’était plus fort que lui, il n’avait pas été libre de s’arrêter.
    La folie allait grandissant, car chacun voulait avoir son homme, et l’idée de servir Dieu rendait tout permis. Ce fut la garnison du comte de Montfort qui dut sortir de la ville pour modérer l’ardeur de ces alliés trop fougueux.
    Haguenier de Linnières fut d’abord compté pour mort et transporté à l’église de Castres avec les quatre autres croisés tués dans la bataille. Les corps, lavés et parés, poignets liés sur la poitrine, furent exposés sur un large catafalque au milieu de la nef, cent cierges brûlaient autour et les camarades de combat se relayaient pour les veiller.
HAGUENIER : IV. LA FÉLURE QUI GRANDIT
    Haguenier fut tiré de sa syncope par une sensation de brûlure à la tempe droite ; un cierge qui penchait un peu laissait couler sur lui des gouttes de cire fondue. Puis quelqu’un redressa le cierge. Haguenier ouvrit lentement les yeux, essayant de se rendre compte où il était. Le souvenir de la bataille lui revint. « Quelle douleur, pensa-t-il, quelle douleur. Mieux vaut mourir que recommencer. »
    Le plafond de l’église était assez bas, et, à la lueur des cierges, il voyait au-dessus de lui l’image du Jugement dernier, peinte en couleurs vives rehaussées d’or. Les longues ailes noires et or des anges sillonnaient la voûte, autour du Christ en gloire vêtu de rouge dans un long médaillon or et bleu foncé serti de pierreries peintes. Le visage du Roi de Gloire était sévère, avec ses sourcils rapprochés et ses prunelles exorbitées. La bouche fermée avait un pli menaçant. Haguenier contemplait cette Face, terrifié à la fois et transporté d’amour. « Quelles souffrances n’ai-je pas subies pour toi, lui disait ce visage, et toi tu regrettes la douleur que tu as soufferte en combattant mes ennemis ? Est-ce pour la joie que tu as pris la croix ? Vois, ces hommes pires que des païens blasphèment mon nom et méprisent mon Église. Je souffre dans les corps de mes amis qu’ils tuent au nom de leur maître, le diable. Et toi, si tu as eu la force de te battre, ce n’est pas pour l’amour de moi, mais par vaine gloire. Il faut donc que la douleur du corps te rappelle à moi, serviteur ingrat. — Seigneur, je vous dois tout. Accordez-moi d’aimer ma douleur. »
    Une voix quelque part, au loin, lisait des psaumes. Sans bien comprendre le latin, Haguenier essayait d’en saisir les paroles, mais sa tête était trop faible. Il voulut chasser de la main les mouches qui tournaient autour de ses yeux, et s’aperçut que ses poignets étaient liés. « Ils m’ont donc fait prisonnier quand même », se dit-il. Puis il se rendit compte qu’aux prisonniers on liait les mains dans le dos et non par devant. Il fit un effort pour tourner la tête, et vit, à deux pouces de son visage, la tête d’un homme mort, violette, et avec une plaie béante à la place de l’œil gauche. Et il vit les cierges, et d ’autres corps allongés sur le catafalque. «  Suis-je donc mort ? » se demanda-t-il, plus étonné qu’effrayé.
    Puis il comprit. Le chantre psalmodiait à présent des litanies, les cierges crépitaient. Haguenier se sentait trop faible pour lever la tête, pour se retourner. Il n’osait parler, gêné à l’idée d’interrompre le chantre, et de lui causer peut-être une

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