La règle de quatre
Il est grand temps de laisser sortir un peu la vapeur.
Gil abandonne son film. Comme moi, il a noté la légère emphase sur le mot « vapeur ».
— Maintenant ?
— On a encore une demi-heure, explique Charlie en regardant sa montre.
Pour preuve de son intérêt, Gil éteint le téléviseur et laisse Audrey s’évanouir sur l’écran. Charlie, ce fauteur de troubles, referme Fitzgerald. Le livre se rouvre sur sa tranche brisée et Charlie le fourre sous un coussin du canapé.
— J’ai du travail, se plaint Paul. Il faut absolument que je finisse ce truc.
Il me regarde d’un air bizarre.
— Quel truc ?
Paul ne me répond pas.
— Il y a un souci, les filles ? interroge Charlie avec impatience.
— Il neige encore, fais-je remarquer.
La première tempête de l’année avait surpris le printemps qui commençait à frémir aux branches des arbres. On annonçait trente centimètres de neige, peut-être plus. Sur le campus, le planning des fêtes du week-end pascal, culminant avec la conférence de Vincent Taft, le directeur de thèse de Paul, était bousculé. Le temps ne convenait pas au genre d’activité auquel songeait Charlie.
— Tu ne vois pas Curry avant 20 h 30, n’est-ce pas ? demande Gil dans une ultime tentative pour convaincre Paul de nous suivre. On aura fini d’ici là. Tu travailleras plus ce soir.
Richard Curry, ancien ami de mon père et de Taft, est le mentor de Paul depuis sa première année à l’université. Grâce à son aide, Paul a pu discuter avec les plus grands historiens du monde. Curry a, par ailleurs, financé une bonne partie de ses recherches surl’ Hypnerotomachia.
Paul soupèse son cahier. Rien qu’à le regarder, ses yeux se gonflent de sommeil. Charlie sent qu’il touche au but.
— Promis. On aura fini à 19 h 45, assure-t-il.
— Et les équipes ? s’enquiert Gil.
— Tom joue avec moi, répond Charlie après un moment de réflexion.
Nous sommes sur le point de nous lancer dans le dédale des tunnels à vapeur situés sous le campus, pour une partie de paint-ball. Ces souterrains recèlent davantage de rats que d’ampoules et, au plus fort de l’hiver, la température avoisine les trente-cinq degrés. Le terrain est si accidenté que la police du campus a interdiction d’y engager une poursuite. L’année dernière, s’inspirant d’un vieux plan trouvé à l’Ivy Club et d’un jeu que le père de Gil pratiquait dans les tunnels avec ses camarades, Charlie et Gil définirent de nouvelles règles.
Leur nouvelle formule fit des émules, et bientôt une dizaine de membres de l’Ivy Club et la plupart des collègues de l’équipe d’urgence médicale de Charlie se disputaient des parties enragées dans les boyaux secrets de la fac. Contre toute attente, Paul se révéla un excellent navigateur : la raison en était qu’il empruntait souvent les tunnels pour aller et venir entre sa chambre et l’Ivy Club. Constatant que les innombrables possibilités stratégiques échappaient à tout le monde, Paul se désintéressa peu à peu du jeu. Voilà pourquoi il n’était pas là quand un tir perdu transperça une canalisation l’hiver dernier. La force de l’explosion dénuda tous les fils électriques dans un rayon de trois mètres et, sans l’intervention rapide de Charlie, deux étudiants à moitié saouls se seraient électrocutés. Il avait fallu demander de l’aide aux proctors, le service d’ordre du campus, et l’aventure s’était soldée par une avalanche de sanctions émanant du bureau du doyen. Par la suite, Charlie avait troqué les pistolets à peinture contre des vieux fusils au laser, plus rapides et moins dangereux, dénichés dans une brocante. Mais, à l’approche des examens, l’administration avait bien fait comprendre qu’aucun écart de conduite ne serait toléré. Autant dire que se faire attraper dans les tunnels, ce soir, se traduirait dans le meilleur des cas par une suspension.
Charlie sort un premier sac à dos de la chambre qu’il partage avec Gil, puis un second qu’il me confie. Il enfonce ensuite un bonnet de laine sur sa tête.
— Bon sang, Charlie, s’étonne Gil, on a une demi-heure, pas plus. J’étais moins chargé aux dernières vacances.
— Toujours prêt ! répond Charlie en jetant le plus gros des deux sacs sur ses épaules.
— Toi et tes scouts, dis-je.
— Les aigles, reprend Charlie, qui sait que je n’ai jamais passé l’étape des
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