Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La règle de quatre

La règle de quatre

Titel: La règle de quatre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ian Caldwell
Vom Netzwerk:
louveteaux.
    — Prêtes, les filles ? demande Gil, qui attend près de la porte.
    Paul inspire profondément pour chasser son envie de dormir puis attrape son bipeur et l’accroche à sa ceinture.
    Le groupe se scinde en deux devant Dod Hall, notre résidence universitaire. Charlie et moi partons dans une direction, Gil et Paul dans l’autre. Nous accéderons aux tunnels par des entrées différentes et tâcherons de rester invisibles jusqu’à ce qu’une équipe trouve l’autre.
    — Au fait, avant de te connaître, je ne savais pas même pas que ça existait, les boy-scouts noirs, dis-je quand Paul et Gil ont disparu.
    Il fait froid et il est tombé plus de neige que je ne m’y attendais. Je referme ma veste de ski et j’enfile des gants.
    — T’en fais pas, rétorque Charlie. Avant de te connaître, je ne savais pas que ça existait, les chattes blanches.
     
    La traversée du campus s’effectue dans une sorte de brouillard. Avec la fin de l’année qui approche et le mémoire dont je n’ai plus à m’inquiéter, le monde me semble traversé de mouvements inutiles : les étudiants de première qui courent d’une classe à l’autre, ceux de deuxième et troisième qui tapent fébrilement leurs derniers travaux dans les salles d’informatique surchauffées, et maintenant ces flocons de neige qui dansent au-dessus de ma tête avant de mourir au sol.
    Ma jambe me fait souffrir. Depuis des années, une cicatrice m’annonce le mauvais temps avec six heures d’avance. Une vieille histoire. Je venais d’avoir seize ans, j’étais en première et un accident de voiture m’envoya passer l’été à l’hôpital. Je ne me souviens de presque rien, si ce n’est d’avoir entendu mon fémur claquer et d’en avoir admiré l’extrémité arrondie, pointant sous la peau de ma cuisse gauche. J’eus le temps de bien le voir avant de m’évanouir. En prime, j’avais l’avant-bras et trois côtes cassés. On m’arracha à la carcasse de la voiture et les ambulanciers jugulèrent à temps le saignement de l’artère. Derrière le-volant, mon père était mort.
    Cet accident me changea. Trois interventions chirurgicales et deux mois de rééducation plus tard, en plus des douleurs fantômes et de l’avertissement météo, j’avais des tiges de métal dans les os, une cicatrice sur la jambe et un trou dans ma vie qui semblait se creuser avec le temps. D’abord, les vêtements : avant de retrouver mon poids normal et pour couvrir la greffe sur ma cuisse, je passai par toutes les tailles et tous les styles. Ma famille aussi changea, mais cela, je ne le compris que plus tard. Ma mère se replia sur son chagrin et mes deux sœurs, Sarah et Kristen, désertèrent peu à peu la maison. Quand mes amis les imitèrent, je finis par croire que c’était ma faute. J’aurais sans doute voulu qu’ils me comprennent mieux, qu’ils me voient autrement, mais, comme pour les vêtements, ceux d’avant ne m’allaient plus.
    À ceux qui souffrent, on dit souvent que le temps est un excellent remède. Le meilleur remède, même, comme s’il possédait un pouvoir de guérison miraculeux. Après mûre réflexion et six ans de calvaire, je ne suis pas du tout de cet avis. Le temps, c’est un forain qui peint des tee-shirts à l’aérographe et vaporise des particules de couleur microscopiques sur du tissu : le résultat n’est jamais à la hauteur des espérances du client. J’ai un jour essayé de faire comprendre à Charlie que nous étions pareils à ces particules de peinture : le temps est ce qui nous disperse.
    Mais finalement, c’est peut-être Paul qui a raison. Lors de notre première rencontre, il avait dix-huit ans, il était passionné de Renaissance et déjà persuadé que depuis la mort de Michel-Ange la civilisation régressait. Il avait lu tous les bouquins de mon père et, quelques jours après son arrivée à Princeton, ayant repéré mon nom dans l’annuaire universitaire, il avait tout fait pour me rencontrer. C’est vrai qu’il est particulier, ce nom. Toute mon enfance, je l’ai porté comme un fardeau.
    Mon père aurait voulu que je m’appelle comme son compositeur favori, un Italien du XVII e siècle sans lequel, prétendait-il, Haydn et Mozart n’auraient pas existé. Mais il n’était pas question pour ma mère d’inscrire Arcangelo Corelli Sullivan sur mon certificat de naissance. Elle refusait d’imposer un nom pareil à un enfant. Un nom tel un monstre à trois têtes.

Weitere Kostenlose Bücher