L'absent
décidée, rapide, en homme qui
connaissait les ruelles compliquées du quartier. Une demi-heure plus tard, rue
de la Culture-Sainte-Catherine, il franchit le porche de l’hôtel Renaissance de
M. de Pommereul, directeur de la librairie, autant dire de la censure
impériale. Au poste de garde, un caporal à jambe de bois fumait sa pipe ;
il ne demanda rien, comme si le nouvel arrivant avait ses entrées dans la
maison. Octave grimpa à l’étage, se retrouva dans une salle où les dossiers,
sur des étagères, montaient jusqu’au plafond, envahissaient les meubles, se
tordaient en piles instables sur le sol de tomettes. Trois individus
s’affairaient à jeter des liasses de documents dans une cheminée assez large et
profonde pour rôtir un bœuf. Ce brasier les éclairait en rouge. L’un d’eux,
Sébastien Roque, récent baron d’Herbigny, envoyait des paperasses dans le feu,
en sueur, mèches noires collées au front, manches relevées. Il parut très
surpris de voir Octave :
— Que venez-vous faire ?
— Je viens rendre compte.
— C’est fini, fini !
— Vous êtes mon lien officiel avec M. le
duc de Bassano.
— J’ignore où il se niche et je m’en vais comme tout le
monde ! J’ai acheté une terre en Normandie, je m’y retire.
— Écoutez, baron, je me suis introduit dans un groupe
de royalistes…
— Cela ne me regarde plus.
— J’ai leurs noms, leurs adresses, ils vont se
rencontrer demain dans la soirée. Le plus actif, un marquis, loge chez le
dénommé Morin, autrefois secrétaire de Masséna, quant au comte de Sémallé…
— Je ne veux pas le connaître !
Le baron reposa un tas de dossiers sur un canapé et se
planta devant Octave :
— Allez raconter tout ça au duc de Rovigo.
— Je ne relève pas de la police courante, dit Octave.
— Parlez-en au préfet Pasquier.
— La fidélité des fonctionnaires vire avec le vent.
— Vous l’avouez, que pour nous le vent est
mauvais !
Octave prenait sa lourde canne à deux mains. Il ordonna aux
commis qui alimentaient le feu et faisaient mine de ne rien entendre :
— Dehors, vous deux !
— Hé ! dit le baron, depuis quand donnez-vous des
ordres ?
— Depuis maintenant.
— De quel droit ?
— Je suis le dernier ici à représenter Sa Majesté.
Le baron d’Herbigny éclata d’un rire faux :
— Le dernier, vous avez raison !
— Je terminerai ce que j’ai commencé.
— Bravo ! Bravissimo ! dit le baron en riant
de plus belle jusqu’au moment où un vigoureux coup de canne dans l’estomac le
plia en deux sur un divan. Il reprenait sa respiration avec peine ; les
garçons de bureau avaient décampé en rasant les étagères, ce qui provoqua la
chute en avalanche de plusieurs piles de dossiers. D’Herbigny se releva, le
souffle court, mais Octave le renfonça de sa canne dans les papiers et les
coussins :
— Imaginez que l’Empereur revienne à marches forcées…
— Vous avez trop d’imagination.
— Je suis payé pour ça, mon petit baron.
— Changez de ton avec moi !
— Vous n’êtes que le fils d’un marchand de tissu !
dit Octave en l’asticotant du bout de sa canne.
— Et vous celui d’un valet et d’une lingère.
— Je ne m’en cache pas, mon petit baron.
La nuit était claire. Des colonnes d’ouvriers aux mains nues
défilaient sans une parole. Octave apprit qu’ils se dirigeaient vers la place
Vendôme pour réclamer des armes au général Hulin, gouverneur de Paris ;
ils n’obtiendraient rien, se mettraient en fureur, Octave le savait : les
fusils en réserve avaient été distribués aux troupes de ligne, car l’Empire se
méfiait des faubourgs où naissent par tradition les émeutes. Les paysans, eux,
n’avaient pas tous pris la route de l’ouest encore ouverte. Par milliers ils
campaient le long des rues, dans leurs charrettes, dans le renfoncement des
portes cochères. Ils avaient allumé des feux à même le pavé, pour se chauffer
et cuire des volailles. Octave acheta un pigeon calciné deux fois le prix, et
il partit en grignotant jusqu’au bout de la rue Saint-Antoine. Avant la
barrière de Charonne, il obliqua rue de la Planchette, plutôt une allée que
bordaient des maisons basses, des jardins, des grilles, des murettes à la
lisière des champs.
Du pommeau de sa canne, Octave frappe contre le bois d’une
porte. Tramant les pieds, une mégère apparaît sur le seuil, sa lanterne à
hauteur d’un
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