L'absent
L’Empereur avait passé la nuit du 29 mars 1814, sans dormir,
dans une ferme des environs de Troyes délabrée par les cavaliers prussiens. Il
y avait reçu des messages alarmants. L’ennemi se concentrait au bord de la
Marne, les troupes diminuées de Mortier et de Marmont se repliaient vers les
barrières de Paris qu’elles ne suffiraient pas à défendre. Ses maréchaux
cédaient du terrain. Augereau, chassé de Lyon, se retirait sur Valence. Davout
s’enfermait à Hambourg, l’armée du prince Eugène piétinait en Italie.
Murat ? Il négociait avec l’Autriche pour sauver son trône de Naples.
L’Europe envahissait la France.
Au sud, les divisions de Wellington, grossies de troupes
d’élite espagnoles et portugaises, occupaient Bordeaux et sa région. Au nord,
la Hollande se révoltait, la Suède de Bernadotte menaçait. À l’est, les Russes,
les Autrichiens, les Prussiens avaient traversé les Vosges et le Rhin :
par trois chemins ils avaient convergé sur la capitale. On se battait depuis
deux mois dans une campagne fatiguée par les batailles ; de victoires
brillantes en défaites coûteuses, dans un brouillard glacé, sous la pluie, dans
la boue, on prenait et reprenait des villages, des ponts, des collines ;
les provisions manquaient, les hommes étaient cassés.
Le maréchal Ney, dit le Rougeaud, prince de la Moskowa,
accroupi devant l’âtre, entretenait le foyer avec les morceaux d’une chaise.
Les traits tirés dans un visage devenu gras, la bedaine en avant, les mains
derrière le dos sous les pans de sa redingote, Napoléon lui demanda :
— Combien de temps, pour rejoindre Paris ?
— Selon le dernier message de Macdonald, les alliés
sont à Meaux, ils tiennent la Marne…
— Contournons l’obstacle par Sens, Melun, parvenons à
Fontainebleau. Combien de temps ?
— L’armée n’y sera pas avant quatre jours, sire, et
dans quel état !
— Je vous confie nos bataillons et je vous devance. Au
galop, avec une escorte, je serai à Paris demain matin pour organiser la
résistance.
— C’est une folie, sire !
— Vous causez comme Berthier, monsieur le maréchal,
mais je fais encore peur.
Bicorne de castor sur le front, redingote fermée jusqu’au
menton, col relevé, une cravache attachée au poignet droit, l’Empereur sortit
de la ferme à l’aube. Le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram,
avait prévu le caprice de son maître. Il attendait dans la grisaille et le
froid, enveloppé d’un manteau boueux. Caulaincourt, duc de Vicence, Lefebvre,
duc de Dantzig, Drouot dit le Vertueux, général et fils de boulanger, le comte
Bertrand, grand maréchal du palais, pareillement emmitouflés de gris ou de
brun, battaient la semelle sur la terre gelée. Les dragons et les chasseurs
étaient déjà à cheval, casques ternes et cabossés, bonnets d’ourson pelés,
manteaux déchirés, usés, salis, les joues bleues, claquant des dents.
Berthier et Caulaincourt hissent l’Empereur sur son cheval ;
ils s’en vont, ils traversent la ville de Troyes qui dort encore, galopent sur
la route de Sens. Bientôt le groupe s’étire, se clairsème, les chevaux
s’épuisent, quelques-uns tombent, les autres ne dépassent plus le trot,
renâclent, traînent, même le cheval de l’Empereur avance au pas malgré les
rudes coups d’éperons qui lui saignent les flancs. À midi, les dix rescapés de
cette course s’arrêtent au relais de Villeneuve-l’Archevêque. Napoléon met pied
à terre. Des villageois s’approchent ; ils le regardent, inertes et
soupçonneux. Les officiers partent à la recherche de voitures et de chevaux
frais. Ils interrogent le maire, accouru en apprenant le passage de l’Empereur.
Les Russes ont réquisitionné les voitures, celles qui restent…
— Elles suffiront, dit l’Empereur.
Il y en a trois. Un cabriolet d’osier que le boucher consent
à prêter, deux carrioles. Les chevaux de poste, heureusement nourris, sont
aussitôt attelés. Napoléon monte avec Caulaincourt dans le cabriolet d’osier,
les maréchaux se partagent les carrioles ; que les autres se débrouillent.
On n’a plus le temps. Vite. Le postillon fouette. Le minable cortège reprend la
route de Sens.
— Plus vite ! crie l’Empereur, plus vite !
CHAPITRE PREMIER
Les conspirateurs
Octave ajustait sa perruque blanche à l’anglaise, peignée en
arrière avec une fausse négligence. Il s’étudiait dans la glace.
Weitere Kostenlose Bücher