Le chant du départ
les assemblées que se règle désormais la question du pouvoir.
Napoléon a compris que c’est entre quelques dizaines d’hommes que la partie se joue.
Il reconnaît, bavardant avec Joséphine accoudée à la cheminée, l’adjudant général Thiébaud, qui servit en Italie, puis, le 13 Vendémiaire, fut de ceux qui l’aidèrent.
— Vous déjeunez avec nous, dit-il.
Joséphine s’assied entre eux.
— Il n’y a que vous qui, pendant mon absence, ayez fait de bonnes choses, continue Napoléon.
Il lève les yeux sur Thiébaud, qui paraît intimidé, puis commence à évoquer les plans d’une nouvelle campagne d’Italie.
Est-ce le moment ? Ne comprend-il pas, celui-là aussi, qu’il faut d’abord régler la question du pouvoir à Paris ?
Napoléon interrompt Thiébaud, s’emporte.
— Une nation est toujours ce qu’on sait la faire, dit-il. Il n’est pas de mauvais peuple pour un bon gouvernement, comme il n’y a pas de mauvaises troupes sous de bons chefs. Mais qu’espérer de gens qui ne connaissent ni leur pays ni ses besoins, qui ne comprennent ni leur temps ni les hommes, et qui ne trouvent que des résistances où ils devraient trouver des secours ?
Napoléon se lève. Il ne peut rester à table plus de quelques minutes. Il commence à marcher dans le salon.
— J’ai laissé la paix et je retrouve la guerre, s’exclame-t-il. L’influence de la victoire a été remplacée par des défaites honteuses. L’Italie était conquise ; elle est envahie, et la France est menacée. J’ai laissé des millions et la pénurie est partout ; ces hommes abaissent au niveau de leur impéritie la France qu’ils dégradent et qui les réprouve…
Il raccompagne Thiébaud, le dévisage. Cet homme est-il sûr ?
— Que peuvent espérer des généraux avec un gouvernement d’avocats ? reprend Napoléon. Pour que des lieutenants se dévouent, il leur faut un chef, capable de les apprécier, de les diriger, de les soutenir…
Thiébaud s’éloigne. Il faut le retenir, lui lancer : « Allez donner votre adresse à Berthier ! »
Voir et revoir les hommes qui comptent. Déjeuner et dîner avec eux. Se rendre devant le Directoire, à nouveau, alors qu’on sait que l’intention des Directeurs est de l’écarter.
— Tâchons s’il est possible de le faire oublier, a dit Sieyès.
Sieyès : le seul, pourtant, des cinq Directeurs qui pourrait être un allié ! Mais Sieyès ne veut pas d’un égal. Il ne veut qu’une épée, qu’il utilisera à son profit et qu’il remettra dans son fourreau aussitôt l’affaire faite. Il faut aussi répondre à la rumeur que répand Barras. « Le Petit Caporal, a-t-il dit – lui, le corrompu, lui dont les gitons se pavanent, lui qui fut l’amant de Joséphine ! – a entassé une fortune dans ses campagnes d’Italie. »
— C’est un propos indigne, martèle Napoléon lorsqu’il est reçu par les Directeurs. Au reste, s’il était vrai que j’eusse fait de si bonnes affaires en Italie, ce ne serait pas aux dépens de la République que j’aurais fait ma fortune.
Gohier le doucereux, l’homme qui courtise Joséphine, Gohier le timoré, répond que les « effets précieux enfermés dans les caissons du général en chef ne lui appartiennent pas plus que la poule dans le sac du malheureux soldat qu’il fait fusiller. Si vous aviez fait fortune en Italie, ce ne pourrait être qu’aux dépens de la République ! »
— Ma prétendue fortune est une fable que ne peuvent croire que ceux-là mêmes qui l’ont inventée ! répond Napoléon.
Qu’espèrent-ils, ces avocats ? Ne devinent-ils pas qu’il n’y a plus qu’une issue pour moi, vaincre ? Avec certains d’entre eux, ainsi Sieyès, ou contre tous ?
Joséphine le calme. Elle est habile. Elle connaît chacun de ces hommes. Il faut leur parler, les séduire. Ne pas les dresser contre soi.
Napoléon fait quelques pas. Il l’approuve tout en se révoltant contre cette attitude. Il prend Bourrienne à témoin.
— Souvenez-vous d’une chose, dit-il. Il faut toujours aller au-devant de ses ennemis et leur faire bonne mine, sans cela ils croient qu’on les redoute et cela leur donne de l’audace.
Il voit Barras. Il l’écoute, impassible, quand le Directeur, d’un ton détaché, lui dit :
— Votre lot, Bonaparte, c’est le militaire. Vous allez vous mettre à la tête de l’armée d’Italie. La République est en si mauvais état qu’il n’y a qu’un président qui puisse la
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