Le chant du départ
sauver. Je ne vois que le général Hédouville. Qu’en pensez-vous, Bonaparte ?
Saluer et tourner les talons.
Voir le général Jourdan, qu’on dit proche des Jacobins, qui prépareraient un coup de force pour le 20 Brumaire. Le rassurer sans le tromper.
— Je suis convaincu de vos bonnes intentions et de celles de vos amis, mais dans cette occasion je ne puis marcher avec vous. Au reste, soyez sans inquiétude, tout sera fait dans l’intérêt de la République.
Revoir le général Moreau : lui offrir un sabre de Damas garni de brillants, d’une valeur de dix mille francs.
Voir le général Bernadotte, « l’homme-obstacle », tenter de le rallier ou, tout au moins, de l’empêcher d’être hostile. Mais celui-là ira chez le vainqueur. Donc, il faut vaincre.
Maintenant, 1 er novembre – 10 Brumaire –, l’heure n’est plus aux reconnaissances et aux patrouilles, mais à la préparation de l’assaut.
Napoléon accepte enfin une discussion de fond avec Sieyès. L’entrevue a lieu chez Lucien.
Sieyès est à peine assis que Napoléon l’interpelle. Il faut bousculer cet homme-là, lui faire comprendre qu’on ne sera pas le subordonné, mais l’égal.
— Vous connaissez mes sentiments, dit Napoléon. Le moment d’agir est venu. Toutes vos mesures sont-elles arrêtées ?
Ne pas laisser Sieyès se perdre dans un dédale constitutionnel, l’interrompre.
— Occupez-vous donc exclusivement de la translation à Saint-Cloud des assemblées et de l’établissement simultané d’un gouvernement provisoire. J’approuve que ce gouvernement provisoire soit réduit à trois personnes, je consens à être l’un des trois consuls provisoires avec vous et votre collègue Roger Ducos.
Le silence de Sieyès et celui de Lucien disent assez leur étonnement devant cette déclaration brutale.
— Sans cela, ne comptez pas sur moi. Il ne manque pas de généraux pour faire exécuter le décret des Anciens.
Mais quel général oserait marcher contre moi dès lors qu’ils savent tous quel est mon but ?
Parfois, pourtant, l’inquiétude le saisit.
Un soir, chez Talleyrand, rue Taitbout, il entend le trot d’un peloton de cavalerie. Les soldats font halte devant la maison. Talleyrand, en boitant, se précipite, souffle les bougies. Dans la rue, un fiacre entouré de cavaliers est arrêté.
Ils peuvent vouloir m’arrêter .
Qui protesterait ? Les alliés d’aujourd’hui, ceux qui viennent chaque jour rue de la Victoire, se rallieraient aux vainqueurs. Le peuple ne bougerait pas. Pour qui le ferait-il ?
Talleyrand rallume en riant les bougies. Il ne s’agit que d’un banquier qu’on escorte chez lui.
Il faut cependant prendre ses précautions. L’opinion peut changer. Napoléon entend, mêlés aux acclamations, des cris hostiles quand il entre dans le temple de la Victoire – l’église Saint-Sulpice, où les Conseils des Cinq-Cents et des Anciens, offrent, le 6 novembre, un banquet en son honneur et en celui du général Moreau.
Il ne mange que trois oeufs et une poire.
Ces mets-là, au moins, personne ne peut les empoisonner.
Dans l’église décorée de bannières et d’une grande inscription, Soyez unis, vous serez vainqueurs , il fait froid. La musique joue des airs entraînants, mais l’atmosphère est funèbre. Dehors il bruine. À tour de rôle, les personnalités se lèvent pour porter des toasts. « Aux armées de terre et de mer de la République », lance Lucien en tant que président du Conseil des Cinq-Cents. « À la paix », dit Gohier. Moreau déclame : « À tous les fidèles alliés de la République. »
Napoléon se lève, attend quelques minutes, regarde cette salle où les ombres des colonnes dessinent un labyrinthe. Il dit d’une voix forte :
— À l’union de tous les Français !
Puis, sans attendre, il quitte le banquet.
Il est plus important de revoir Sieyès pour confirmer l’accord, Barras pour lui faire comprendre qu’il doit démissionner, Fouché pour sceller l’alliance avec le ministre de la Police générale, Bernadotte pour s’assurer de sa neutralité.
Le 17 Brumaire, 8 novembre, il est chez lui, rue de la Victoire. Il chantonne. Tout est prêt. Il vient de relire les tracts, les affiches, les proclamations qui annonceront à la population le changement de gouvernement. Puis il convoque pour le lendemain 18 Brumaire – 9 novembre – à six heures du matin chez lui, les généraux et les officiers. Des troupes,
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