Le chant du départ
crie :
— Mais taisez-vous donc, vous croyez parler à des Mamelouks ?
Lucien a raison : il ne faut plus parler.
Napoléon se penche, donne un ordre au général Leclerc. Les grenadiers s’ébranlent. Les tambours battent la charge, se dirigent vers l’Orangerie. On voit des députés du Conseil des Cinq-Cents enjamber les fenêtres, laissant tomber leur toque rouge, se débarrassant de leur toge blanche, s’enfuyant dans le parc. Et l’on entend Murat crier : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors ! »
Il fait nuit. Il est dix-huit heures.
Il suffit d’attendre dans le salon. L’aide de camp Lavalette apporte la nouvelle que les Anciens ont voté le décret remplaçant le Directoire par une commission exécutive de trois membres. Mais il faut le vote des Cinq-Cents.
Les soldats s’en vont à Saint-Cloud, dans les guinguettes, les jardins, les cafés, retrouver les députés qui se sont enfuis, afin de les ramener à l’Orangerie, pour qu’ils votent à leur tour.
Napoléon va et vient dans le salon. Le château, maintenant, est silencieux. On entend le piétinement des soldats qui commencent à quitter Saint-Cloud.
Lucien, vers minuit, entre dans le salon, rayonnant.
Il lit le décret : « Le corps législatif crée une commission consulaire exécutive composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos, ex-directeurs, et de Bonaparte, général, qui porteront le nom de consuls de la République. »
Puis Napoléon prend place dans le cortège qui conduit les consuls jusqu’à la salle de réunion où ils vont prêter serment de fidélité « à la Souveraineté du Peuple, à la République française une et indivisible, à l’Égalité, à la Liberté et au Système représentatif ».
Napoléon prononce ces mots le dernier.
Il est consul à l’aube de ce 11 novembre 1799.
Dans la voiture qui, à cinq heures du matin, le reconduit à Paris, il se tait. Il devine que, dans l’obscurité, Bourrienne, assis près de lui, le regarde.
Mais Napoléon, les yeux fermés, ne tourne pas la tête.
La voiture longe des soldats qui se rangent sur le bas-côté de la route. Ils sont gais. Ils chantent :
Ah ça ira, ça ira
Les aristocrates à la Lanterne .
Napoléon sait bien que, quoi qu’il fasse, il est le fils de la Révolution. Mais elle est finie, comme l’aube.
Il ouvre les yeux. La voiture entre dans Paris. Les rues sont désertes, silencieuses. Le bruit des roues sur les pavés et des sabots des chevaux de la petite escorte résonne entre les façades aux volets clos.
Il éprouve un sentiment jusqu’alors inconnu de puissance sereine. Après tous ces mois d’Égypte, avec leurs incertitudes, les revers, après ces heures où il a vu briller à Saint-Cloud les poignards de la haine, où, à chaque instant, il a pu tout perdre, il lui semble qu’enfin il a franchi les derniers obstacles. Devant lui s’étend l’horizon, sa vie. Tout maintenant sera grand. Il le sent. Il le veut.
Oui, la Révolution est finie.
Il est celui qui ferme un temps et ouvre une autre époque.
Enfin, enfin ! Le jour se lève ! À moi l’avenir !
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