Le cheval de Troie
l’on avait percées dans les murs de Troie, la porte Scée. Je ne me rappelais pas l’avoir jamais vue fermée ; cela arrivait seulement en temps de guerre, disait-on, et aucune nation au monde n’était assez puissante pour défier Troie.
À peine avais-je fait signe au conducteur de poursuivre sa route que je changeai d’avis et l’arrêtai. Un groupe d’hommes avait franchi la porte et était arrivé sur la place. Des Grecs. Ils portaient une tunique en cuir qui s’arrêtait aux genoux ; certains étaient torse nu. Leurs vêtements étaient richement ornés, agrémentés de motifs en or ou de glands en cuir teint ; une ceinture d’or et de bronze ornée de lapis-lazuli leur enserrait la taille ; des perles de cristal de roche poli pendaient à leurs oreilles ; autour de leur cou étincelaient de magnifiques colliers de pierres précieuses et leurs longs cheveux bouclés flottaient sur leurs épaules.
Les Grecs sont plus grands et plus beaux que les Troyens, mais jamais je n’avais vu d’hommes aussi grands, aussi beaux et à l’air aussi menaçant. La richesse de leurs vêtements et leurs armes – des javelots et de longs glaives – suffisaient à indiquer que ce n’étaient pas de simples maraudeurs.
À leur tête, un géant avançait à grandes enjambées. Il devait mesurer plus de quatre coudées et ses épaules étaient impressionnantes. Il portait une barbe noire comme l’ébène, taillée en forme de pelle ; ses cheveux également noirs étaient indisciplinés, bien qu’ils eussent été coupés court. Son front faisait saillie au-dessus de ses yeux. Pour tout vêtement, il portait une peau de lion jetée sur l’épaule gauche. Dans son dos, les terribles mâchoires grandes ouvertes laissaient voir des crocs puissants.
Il se retourna et me surprit en train de le dévisager. Confus, je croisai son regard et ne pus m’empêcher de contempler ses grands yeux calmes – des yeux qui avaient tout vu, tout subi, connu toutes les humiliations que les dieux peuvent infliger à un homme. Des yeux qui brillaient d’intelligence. Le sol se déroba sous mes pieds. Mon âme était mise à nu, mon esprit à la merci de l’étranger.
Je rassemblai mes forces défaillantes et me redressai avec fierté ; j’avais un titre important, j’avais un char estampé d’or, deux chevaux blancs, plus beaux que tous ceux qu’il avait jamais vus et cette cité, la plus puissante du monde, était mienne.
Indifférent au bruit et à l’agitation de la place du marché, l’homme s’avança vers moi, suivi de près par deux de ses compagnons, puis tenditune main énorme pour caresser le museau noir de mes chevaux blancs.
— Tu viens du palais, tu fais peut-être partie de la maison royale ? demanda-t-il d’une voix grave.
— Je suis Priam, fils et héritier de Laomédon, roi de Troie, répondis-je.
— Je suis Héraclès, dit-il.
Je le dévisageai, bouche bée. Héraclès ! Héraclès était à Troie !
— Seigneur, tu nous honores. Consentiras-tu à être l’hôte de mon père ?
Il eut un sourire d’une grande douceur.
— Je te remercie, prince Priam. Ton invitation s’adresse-t-elle aussi à mes hommes ? Tous appartiennent à de nobles maisons grecques. Ils sauront s’en montrer dignes.
— Bien entendu, seigneur Héraclès.
Il fit un signe de tête aux deux hommes qui étaient derrière lui.
— Voici Thésée, le grand roi d’Attique et voici Télamon fils d’Éaque, roi de Salamine.
Ma gorge se serra. Tout le monde connaissait Héraclès et Thésée ; les bardes célébraient leurs exploits. Éaque, père du jeune Télamon, avait rebâti notre mur ouest. Combien d’autres personnes de haute renommée y avait-il parmi ses compagnons ?
Ce simple nom, Héraclès, avait un tel pouvoir que même mon avare de père se mit en frais pour offrir un accueil royal au célèbre Grec. Ce soir-là, on donna un festin dans la grande salle, mets et vins à profusion y furent servis dans de la vaisselle d’or et on fit venir des harpistes, des danseurs et des acrobates pour divertir nos hôtes. Mon père fut grandement impressionné ; chacun des Grecs dans la suite d’Héraclès était roi de plein droit. Pourquoi donc, me demandai-je, suivaient-ils un homme qui ne prétendait à aucun trône, qui avait nettoyé des écuries, qui avait dû affronter toutes sortes de créatures ?
J’étais assis à la grande table avec Héraclès à ma gauche et le jeune Télamon à
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