Le Coeur de la Croix
L’un des deux ordres devait disparaître : autant que ce soit
le plus puissant. Autrement dit, celui des Templiers.
— Alors on honore les perdants et les vainqueurs sont
punis ! Pourtant c’est l’Hôpital qui a retrouvé la Vraie Croix !
— Justement ! confirma Montferrat. D’ailleurs, je
ne vois pas pourquoi vous vous plaignez.
Puis, regardant par-dessus son épaule d’un air de
conspirateur, il poursuivit à voix basse :
— Écoutez, il ne faut surtout pas parler de ça ! À
personne ! Un homme a été jeté en prison, sur ordre du pape…
— Qui ? demanda Cassiopée.
— Peut-être avez-vous entendu parler de Tommaso
Chefalitione ?
— Nous l’avons rencontré, précisa Simon. Il devait
convoyer à Rome la Vraie Croix, sous le sceau du secret…
— En effet, il a bien apporté un cercueil au pape, à
Rome, en prétendant qu’il contenait la Vraie Croix…
Simon et Cassiopée retenaient leur respiration. Qu’allait
leur apprendre Montferrat ?
— En fait, le cercueil était plein de sciure. C’est
tout juste si l’on distinguait çà et là quelques éclats de bois, de très
grosses échardes, à peine de la taille d’un doigt.
Pour s’être moqué du Christ et de la religion, Chefalitione
avait été fouetté plus de cent fois avant d’être enfermé dans une cellule, au
plus profond des caves du Vatican.
— L’Église recherche sa compagne, continua Montferrat.
Mais Fenicia a trouvé refuge auprès d’Échive de Tripoli. On dit qu’elles sont
parties en Provence, dans les terres des Ibelin.
Montferrat toussa, prit une gorgée de vin, et ajouta :
— Les relations entre Venise et Rome s’enveniment. On
craint même une guerre. Les Templiers sont furieux. Ils avaient prévenu le pape
que, s’il ne revenait pas sur sa décision, la mort s’abattrait sur lui. Ce qui
arriva peu après.
Simon considéra longuement Montferrat, interloqué,
stupéfait. Puis il glissa une main dans sa poche et la referma sur son fragment
de la croix de Morgennes.
À l’aube, les cloches du faubourg où ils résidaient
sonnèrent à toute volée. Un nouveau pape avait été élu ! Son nom :
Alberto di Morra. Celui sous lequel il prenait ses fonctions :
Grégoire VIII.
Ce pape était un sage, et ils lui écrivirent afin d’être
reçus par lui au plus vite, avec Montferrat.
La réponse arriva : positive. Sa Sainteté leur
accorderait une audience peu avant la Noël. Pour l’instant, elle rédigeait une
encyclique à l’intention des souverains européens, visant à les encourager à
écouter Josias de Tyr et à prendre la croix. Grégoire VIII caressait,
dit-on, le projet de l’un de ses prédécesseurs, Grégoire VII :
prendre lui-même la tête de cette nouvelle expédition si les rois ne voulaient
pas le faire. Ce serait alors démontrer à tous la lâcheté des souverains
européens, et le peu de cas qu’ils faisaient du tombeau du Christ.
Ils flânèrent dans Rome, la Ville éternelle qui ne
supportait de rivale ni dans le monde, ni dans l’Histoire. Simon en profita
pour faire la cour à Cassiopée, et elle pour parfaire son apprentissage de la
fauconnerie. Et c’est ainsi qu’à la mi-décembre, Simon réussit à se faire obéir
de l’oiselle.
— Il faudrait songer à lui donner un nom, dit un jour
Simon.
— Pas maintenant, dit Cassiopée.
— Pourquoi ?
— Parce que, après tout, elle en avait peut-être déjà
un… Chaque chose en son temps.
Simon avait l’impression d’entendre Morgennes.
Quelque temps plus tard, les événements se précipitèrent. À
la Saint-Thomas, Grégoire VIII décéda lui aussi. Les gardes du palais leur
apprirent qu’un serpent l’avait mordu. Nul ne savait d’où il avait surgi, mais
tous y voyaient l’intervention du diable. Deux jours plus tard, l’évêque de
Préneste, Paolo Scolari, fut élu pape à son tour. Sous le nom de
Clément III.
Il commença par rédiger une première bulle, par laquelle il
mettait fin au projet de Grégoire de prendre la croix ; puis une autre par
laquelle l’Église rendait au Temple tous ses biens.
« L’Église a deux glaives, l’un temporel, l’autre
spirituel. Mais chacun de ces glaives a deux tranchants. Ceux du glaive
temporel ont pour noms : l’Hôpital et le Temple. Et nous ne souhaitons
nous priver ni de l’un, ni de l’autre. »
Ainsi Clément III justifiait-il sa décision de ne rien
changer ; et sans doute fallait-il y voir le
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