Le combat des Reines
rond ou
d'une targe et, à leur taille, on apercevait les hampes des haches, des massues
et des poignards. Tous se pressaient vers Westminster. Ces escortes des grands
seigneurs avaient hâte d'exhiber leurs bannières de guerre dans un flamboiement
d'armes : dragons, châteaux, chevrons, alérions, griffons, ours et lions
de diverses couleurs. Elles se rassemblaient dans les champs et les terrains
vagues autour de Westminster, attendant avec impatience leurs chefs qui se
concertaient dans la proche abbaye de Saint-Pierre, afin de lancer leur défi à
la Couronne.
De l'autre côté
de l'étroite rue, protégée par des portes fortifiées et des murs crénelés, se tapissait
leur victime désignée : Édouard d'Angleterre, prince de belle apparence
avec ses cheveux d'or, sa peau mate et sa stature de plus de six pieds. Son nez
rectiligne, ses lèvres pleines, sa bouche généreuse mettaient en valeur la
finesse de ses traits. Son œil droit, à la paupière un peu tombante, héritage
de son père, lui donnait un air énigmatique et mystérieux comme s'il ne cessait
de peser ce qu'il voyait et entendait. Ce qu'il avait bonne raison de faire.
Les grands barons exigeaient l'arrestation et le procès du Gascon Peter
Gaveston, le favori du souverain, celui qu'il appelait son ami intime, son cher
frère, un nouveau Jonathan pour son David. Les barons en jugeaient autrement.
Gaveston était, à leurs yeux, le rejeton supposé d'une sorcière, un roturier
qu'au mépris de toute justice le roi avait élevé au comté de Cornouailles et
nommé premier pair du pays, prouvant ainsi à tous qu'il était le cœur et l'âme
du monarque. On lui avait aussi donné pour épouse Margaret de Clare, la propre
nièce d'Édouard. Il était autorisé à déployer des armes extravagantes que
dominait une aigle or et écarlate. En dépit de ses cheveux noirs et de sa
beauté, rehaussée par de coûteuses robes de soie, de velours et de damas, les
puissants ne voyaient en Gaveston qu'une cockatrice. On le comparait à ce
fabuleux dragon à deux pattes et à la tête de coq dont le regard et le souffle
étaient mortels pour tous ceux qu'il fixait. En un mot, Gaveston était un fléau
dans le royaume. C'était cet animal légendaire et mystérieux, à tête d'homme et
au corps de lion protégé par des piquants de porc-épic et une queue écailleuse,
qui parcourait le pays en répandant la mort et la dévastation. C'était un
mariné [4] , un
triton, ni ceci ni cela. Les barons voulaient sa mort. Leur ressentiment au vu
de son influence sur le roi, son élévation au pouvoir, son mariage, sa fortune,
son esprit, sans parler de son adresse aux armes, les rendaient fort jaloux.
Ils désiraient à tout prix son départ et étaient venus, en armes, au parlement
de Westminster pour l'obtenir.
Afin d'appuyer
leur cause, les grands seigneurs avaient convoqué le vieux Robert Winchelsea,
archevêque de Cantorbéry, rappelé de son exil pour sanctifier leur démarche.
Les instigateurs l'avaient rencontré dans l'enceinte consacrée de l'abbaye. Ils
avaient suggéré avec discrétion que c'était faire œuvre pie, que Gaveston
n'était pas seulement le fils d'une sorcière mais aussi un maraud, un sodomite
qui s'était emparé du cœur du roi et avait plongé son corps dans une lubricité
coupable et contre nature. Satan, avaient-ils insisté, rôdait dans l'ombre de
la Couronne. Winchelsea, avec ses cheveux rares, son visage décharné, l'œil vif
et combatif, n'avait pas demandé mieux que d'endosser le rôle du « Prophète
de Colère en Israël ».
Il avait fait
une entrée majestueuse à Londres, ville qu'il considérait avec dédain comme une
« cité sans grâce, peuplée d'hommes sans foi et de femmes sans honneur ».
C'était un avertissement voilé à la capitale de ne pas soutenir son roi.
Édouard et
Gaveston avaient ri en l'apprenant, mais ils s'étaient vite ravisés.
Winchelsea, exilé par feu le roi pour s'être mêlé de ce qui ne le regardait
pas, se proclamait prêt pour le martyre, fort désireux d'emboîter le pas à
Becket, d'être la vox populi , à défaut d'être la vox dei — le
porte-parole de la droiture appelée en jugement. Au bout du compte, pourtant,
l'accusation publique était une chose, la guerre une autre. Personne n'osait
tirer l'épée. Si Édouard déployait la bannière frappée des armes royales, lui
déclarer la guerre était haute trahison passible de verdict immédiat. Les
barons hésitaient donc.
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