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Le Condottière

Le Condottière

Titel: Le Condottière Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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recouvrent tout? Que, dans l'immobilité et l'isolement auxquels on m'avait contraint, il me semblait que tuer était le principe secret de toute vie, celui qu'on dissimule, qu'il ne faut à aucun prix dévoiler sous peine de mettre fin à la comédie qui permet justement de vivre, sous peine de désespérer les enfants, les naïfs, tous ceux qui ne peuvent imaginer que le meurtre soit le ressort du monde?
    Avais-je livré cette pensée au médecin?
    Lui avais-je parlé de ce livre à couverture jaune que je lisais, enfant, dans le jardin de la maison où nous habitions alors, sur la route de Fontainebleau à Avon?
    Depuis que mon père nous avait quittés, les herbes folles avaient envahi les pelouses et les allées. Elles étaient aussi hautes que moi et, en les écartant comme on fait d'une eau trouble au cours de la baignade, je me blessais : de fines, d'imperceptibles entailles au bord des paumes et le long des doigts, car ces hautes herbes étaient râpeuses et tranchantes. J'allais jusqu'à un massif de lauriers. Je m'accroupissais, caché par la végétation. Je laissais la voix de ma mère se perdre : « Jean-Luc, Jean-Luc ! » criait-elle. J'entendais son pas fouler les herbes. Je devinais sa silhouette. Je me couchais sur la terre meuble, le corps presque recouvert par ces feuilles et ces tiges exubérantes, humides, car le temps était souvent à la pluie.
    Ma mère me prenait enfin contre elle, secouait du plat de la main mes vêtements, arrachait les plaques de boue collées à mes cuisses, les herbes mêlées à mes cheveux. Elle se désolait, s'inquiétait, remarquant ces coupures, ces piqûres, ces petites plaies qui, comme des coups de griffes, striaient la peau de mes cuisses, mes bras et mes mains, parfois mon front et mes joues.
    Elle m'entraînait jusqu'à la maison : elle devait sortir, elle ne voulait pas que je reste au jardin en son absence. Mais, dès que le portail grinçait, je me précipitais, le livre à couverture jaune serré contre ma poitrine, haletant à l'idée de retrouver dans le parfum des lauriers, au bout de ce cheminement dans l'herbe haute, l'histoire de ces sept jeunes filles et de ces sept jeunes hommes qu'on allait conduire sur une île pour les livrer au Minotaure, afin qu'il les tue. C'est là, dans ce jardin, sous les lauriers, que j'ai été initié au meurtre, que j'ai pour la première fois entrevu ce principe secret qui, maintenant, m'aveugle.
    Dans les journaux que Joëlle laisse dans ma chambre à mon intention, je trébuche à chaque page sur des corps. Le monde a le visage d'Ariane, figé et gonflé derrière la vitre de son hublot. J'enfouis les journaux dans la table de nuit et, du bout des doigts, j'effleure la Bible à la couverture marquée du corps d'un crucifié.
    Tuer.
    Dans le jardin de notre maison, j'ai été Thésée qui, à un détour du labyrinthe, va transpercer de sa lame le monstre à corps de taureau et à visage d'homme.
    J'ai été Thésée qu'Ariane sauve en le guidant dans le dédale obscur.
    J'ai été le maudit, l'orgueilleux Thésée qui, sur le chemin du retour, oublie de hisser la voile blanche qui doit annoncer à son père la victoire. Le vieil homme n'apercevra que la toile noire gonflée par le vent, la voile du Deuil.
    J'ai été Thésée dont le père se précipite du haut d'une falaise, persuadé de la mort de son fils.
    Je restais agenouillé dans les herbes, la tête plongée dans le livre. Puis je rampais jusqu'à la clôture de notre jardin, espérant entr'apercevoir la silhouette adossée à la façade, mon père, qui nous attendait et nous guettait, auquel je n'avais pas le droit de parler.
    Puis je m'étais décidé un jour à violer l'interdit, à défier ma mère. Seulement, mon père avait disparu.
    Du haut de quelle falaise s'était-il jeté? Quelle voile blanche avais-je oublié de hisser? Quel signal avait-il attendu en vain?
    Avais-je livré ces souvenirs au médecin?
    Lui avais-je dit que je n'avais retrouvé trace de ce livre dans ma mémoire qu'au moment où Clémence m'avait annoncé qu'elle était enceinte, qu'elle refusait tout à la fois cet enfant et l'avortement?
    - Je suis trop jeune, Jean-Luc, m'avait-elle posément expliqué. Je ne veux pas me mutiler et je ne veux pas être étouffée. Sache que je suis et veux rester libre. Tu t'occuperas de cet enfant. Je le fais, ce sera tout.
    Comment aurais-je pu prendre au sérieux de tels propos?
    Clémence avait alors vingt ans, moi vingt-six. C'était en

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