Le Condottière
cette perfection - amour et passion, mystique et espérance - dont Joachim de Flore annonçait la venue.
Ç'avait été comme si tout ce qu'elle s'était refusé à penser de son père depuis des années, le mépris qu'elle avait accumulé contre lui pour la façon dont il regardait Joëlle, lui prenait la taille, l'écoutait, tout ce qu'elle avait gardé au fond de sa tête sans jamais vouloir le préciser, devenait soudain comme une masse hérissée d'aspérités à laquelle elle se déchirait.
Il ne l'avait donc pas laissée raconter cette première rencontre avec Makoub, Makoub qui lui avait dit l'avoir souvent vue traverser le square, au bout de la rue de Sèvres, après le Bon Marché, parce qu'il dormait souvent là, caché dans les fourrés ou sous un banc. On avait chassé sa famille de la chambre qu'elle occupait dans un hôtel meublé du XX e arrondissement. Savait-elle où il se trouvait? Impasse de la Confiance! Est-ce qu'un nom pareil, ça s'inventait? Elle avait souri malgré elle. Il avait répété d'une voix plus forte : « Impasse de la Confiance ! » Lui, il ne faisait confiance à personne et avait décidé de s'en sortir seul, laissant sa famille s'installer dans une cité de banlieue.
Quand elle passait le matin dans le square, Ariane ressemblait, disait-il, à une fille de roi. Il avait dessiné des arabesques avec ses mains tout en abaissant sa casquette de toile sur son front, si bien qu'elle n'avait plus vu ses yeux. Elle lui avait répondu quelques mots alors que des phrases entières se bousculaient en elle, l'assourdissaient, celles qu'avait prononcées Joachim de Flore : partage, amour, égalité, esprit, espérance, passion...
Prudente, elle avait réussi à ne poser que quelques questions. Il vivait donc là? Il lui avait présenté un autre adolescent qui s'avançait, Sami. Ils étaient les oiseaux du square, des sortes de corbeaux qui picoraient ce qu'ils pouvaient et qu'on aurait aimé abattre, mais qui avaient tôt fait de s'envoler.
Sami avait interrompu Makoub. « Est-ce qu'il vous a dit qu'il pense que vous allez l'aider, parce qu'il voit quelque chose au-dessus de vous? Il dit que vous êtes marquée, que vous n'êtes pas comme le autres, que vous avez un signe. C'est un sorcier, Makoub : il voit, il sait. »
Sami était petit, souriant, avec un visage mobile. Il avait répété : « Marquée, il dit. Qu'est-ce que vous pouvez nous donner? Vous fumez même pas!»
Elle avait tendu sa paume pleine de pièces et, ce matin-là, Makoub ne l'avait pas suivie.
36.
Ariane avait le corps d'une femme et avait peur des désirs qu'il faisait naître en elle ou chez ces hommes qu'elle croisait et qui ralentissaient le pas en la voyant avancer.
Parfois, elle ne détournait pas les yeux; elle les dévisageait avec mépris. Ils étaient vieux, estimait-elle. Elle voyait leur bouche; elle imaginait. Elle regardait leurs mains; elle se sentait honteuse.
Elle récitait des passages de Joachim de Flore : il faut aimer en l'homme l'image de Dieu; la chair du démon enveloppe l'esprit; que l'esprit soit; que vienne le temps de la passion mystique; l'espérance et l'amour régneront alors sur le monde... Elle oubliait la rue. Elle voyait loin devant elle, exaltée par les jeux de lumière dans les vitres d'un immeuble encore plongé dans la pénombre matinale. Elle tremblait d'émotion.
Mais, tout à coup, elle entendait un mot, une phrase murmurés. Certains hommes, ceux qu'elle appelait des vieux, passant près d'elle, lui lançaient un compliment. Elle devinait plus qu'elle ne comprenait. Ils avaient tout vu d'elle : ses cheveux, ses yeux, ses seins, sa démarche, ses jambes. Ils n'oublieraient plus, disaient-ils. Parfois, elle était brûlée par un mot ordurier, une proposition qui l'affolait. Elle avait envie de se mettre à courir. Elle fut d'autant plus heureuse quand, plusieurs jours d'affilée, Makoub l'accompagna - parfois Sami leur emboîtait le pas jusqu'à l'entrée du jardin du Luxembourg, puis les laissait.
Elle avait ainsi traversé plusieurs fois le jardin, de la rue de Vaugirard à l'avenue de l'Observatoire, Makoub sautillant près d'elle, la protégeant de ces hommes qui les observaient et dont elle sentait le dédain, la jalousie, la colère. Un jour, Makoub confia qu'il avait froid, qu'il pleuvait, que des rondes, la nuit, les forçaient à fuir le square et qu'ils allaient alors de porte en porte, mais il y avait maintenant des codes qui transformaient chaque
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