Le Condottière
caché par des cheveux noirs plantés bas.
Il hésita à poursuivre. Il connaissait les journaux : ils truquaient tout, textes et photos. Elle et lui étaient payés pour le savoir, non!
- Elle est morte, répéta Joan.
Il le savait, maintenant! se mit-il à hurler.
Ariane était encore mineure, mais sa mère, une actrice, Clémence Rigal, avait donné l'autorisation de publier les photos ; ça suffisait. « Quand elle était là - il montra l'estrade -, je n'avais besoin de rien lui dire, elle était pleine, dense. Il faut toujours choisir entre dense ou vide... Celles qui ne sont pas denses, elles doivent être vides, je ne veux ni paille ni merde à l'intérieur. Vous comprenez? Du suc, oui. Je prends ! »
Après? demanda Joan.
Il montra les appareils sur leur trépied, les spots, les parasols, cette frêle forêt qui encombrait l'atelier au fond duquel, sur des fils, les photos étaient accrochées, silhouettes suspendues, blanches et noires, dépouillées. Son tableau de chasse.
— Qu'est-ce que vous croyez qu'on devient, même quand on est plein et dense?
Il savait ce qu'il faisait, mais Ariane aussi. Toutes, elles savent. Elles vendent leur peau, leur cul, mais ça, ce n'est encore rien; elles vendent ce qu'elles sont, c'est du troc — il frappa du poing dans sa paume. C'étaient comme des mères porteuses. Les hommes se branlaient devant elles, les femmes rêvaient de leur ressembler, elles étaient bourrées de la paille du désir des autres, et puis, un jour, plus rien! Ça ne fonctionne plus. Vide ou pleine, c'est fini.
Peut-être était-ce cela qui était arrivé à Ariane? Il n'en savait rien. Il avait vendu ses photos en Italie. Elle avait obtenu les couvertures de plusieurs magazines à Milan, à Rome, etc. Elle avait été prise sous contrat...
Joan n'eut nul besoin de l'entendre préciser que Morandi Communication engageait des filles pour deux ou trois saisons un peu partout en Europe : Paris, Budapest, Moscou... Elle imaginait.
Ariane, reprit Roy, commençait à basculer. Elle avait voulu partir à cause de ça, parce qu'elle savait qu'il n'acceptait pas chez lui qu'on boive, qu'on fume, qu'on se pique. Qu'est-ce qu'il restait, après? De la peau trouée, de la merde. Elles tiennent plus sur leurs jambes, elles deviennent folles...
Ailleurs, on laissait faire, il ne l'ignorait pas.
Là, ajouta-t-il, montrant la place où Joan était assise...
Plus tard, rentrant à pied par la rue de la Gaîté, passant de nouveau devant cette vitrine opaque et ces lettres inscrites à hauteur d'homme, SEX SHOP, LIVE SHOW, Joan avait imaginé Franz Leiburg assis sur le canapé qu'elle venait de quitter, les yeux mi-clos, contemplant les jeunes femmes sur l'estrade, avançant un peu la tête quand elles se cambraient ou bien quand, virevoltant, elles laissaient apparaître, le temps d'un flash, leurs dessous tendus sur le pubis.
Septième partie Clélia et Ariane
39.
A LORS qu'elle quittait la rue de la Gaîté et s'engageait dans la rue Froidevaux — elle eut un moment d'hésitation tant le trottoir, le long du cimetière du Montparnasse, lui paraissait sombre, comme si le mur de clôture étendait son ombre dans la nuit, repoussant les passants de l'autre côté de la rue -, Joan avait imaginé la scène.
Elle avait vu Franz Leiburg tassé sur le canapé de l'atelier de Livio Roy.
- Leiburg, vous le connaissez? lui avait demandé Roy.
Avant qu'elle ait pu répondre, Roy lui avait montré un portrait qu'il avait pris le jour où Leiburg était venu proposer des contrats à certains mannequins au nom de la Morandi Communication.
C'était un portrait volé, avait expliqué Roy. Leiburg était si fasciné par les jeunes femmes qu'il ne l'avait même pas vu le photographier, au milieu des flashes.
Joan avait longuement contemplé ce visage auquel la vigueur du contraste entre le noir et le blanc donnait l'apparence et la force d'un bloc minéral dans lequel les yeux brillaient comme deux éclats. Ce pouvait être aussi - souvent, Joan avait pensé que ces animaux n'étaient pas tout à fait vivants, qu'ils appartenaient plutôt au monde figé de la pierre - la tête d'une tortue, à l'épaisse peau plissée, aux angles et aux méplats osseux, à la fixité du regard.
Avec un sentiment de dégoût, mais la même curiosité contre laquelle elle se révoltait et qui n'en persistait pas moins, vive et ambiguë - que voulait-elle savoir de Leiburg? pourquoi ce visage mort, ce corps réduit à de la
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