Le cri de l'oie blanche
fixa, le regard interrogateur. Il n’était pas dans les habitudes
de sa mère de leur dire de se traîner par terre lorsqu’ils portaient leurs plus
beaux vêtements. Elle aurait voulu lui faire part de sa réflexion, lui faire
savoir aussi qu’à son âge, à treize ans, elle n’avait plus tellement envie de
« jouer aux Indiens ». Mais quelque chose dans les yeux de sa mère la
fit se taire. Quelque chose qui lui avait fait penser à un petit oiseau qu’elle
avait trouvé à Shawinigan, au printemps, le bec grand ouvert et le corps à
peine couvert de duvet. Un oisillon tombé d’un nid. Marie-Ange avait pris ce
petit oiseau dans ses mains et elle avait senti son cœur battre terriblement
vite. Elle l’avait regardé et l’absence de plumes lui avait permis de voir des
veines bleues. Probablement, avait-elle pensé, celles du cœur. Dans les yeux de
sa mère, elle avait vu le même regard que dans ceux de l’oisillon tombé du nid
et blessé à l’aile. Marie-Ange avait senti la peur de l’oisillon. Elle regarda
sa mère encore une fois et comprit qu’elle aussi avait peur. Alors, sans dire
un seul mot, elle se glissa par terre comme ses frères et ses sœurs et commença
à serpenter doucement à travers les brins d’herbe. Elle entrevit sa mère qui
frappait à la porte et se demanda pourquoi elle n’était pas entrée comme elle
l’avait toujours fait.
Les enfants s’assirent derrière la bergerie,
le dos appuyé sur les planches rêches. Ils
reprirent leur souffle, puis Paul s’avança le nez pour voir si leur mère ne les
suivait pas. Il fit signe que non. Jeanne et Alice se chamaillèrent pour une
coccinelle, mais Marie-Ange les rappela à l’ordre. Ils devaient être le plus
silencieux possible. Rose ferma les yeux et s’assoupit. Personne ne la
réveilla. Blanche et Paul commencèrent à jouer aux devinettes, ce qui tenta les
autres et bientôt tous les enfants compliquèrent le jeu en mimant des métiers.
Alice se désintéressa rapidement, se leva et alla cueillir d’autres fleurs en
faisant bien attention de ne pas se faire voir depuis les fenêtres de la
maison. Jeanne la suivit. Émilien arracha un brin d’herbe, le tint solidement à
l’intérieur de ses mains et souffla. Le brin d’herbe vibra et cria. Rose
renâcla, ce qui fit rire Blanche au moment où justement elle commençait à se
tirailler avec Clément. Paul, chagriné, cessa de jouer.
Le brin d’herbe qu’Émilien chatouillait de son
souffle émit un son clair. Marie-Ange, Blanche et Clément chantonnèrent sur la
note qu’Émilien venait de leur donner.
Paul se réfugia à côté de Rose qui ne
s’éveilla pas, appuya sa tête sur l’épaule de sa sœur et, une moue accrochée au
cœur, lança qu’elle, au moins, ne faisait jamais de chagrin à personne.
Le temps semblait s’être arrêté depuis le
départ de leur mère. Ils se demandèrent combien de temps les grandes personnes
mettaient à se fermer les yeux et à se boucher les oreilles. Émilien mâchouilla
son brin d’herbe pendant que Marie-Ange chantonnait toujours, que les cinq plus
jeunes s’amusaient à flatter les agneaux et que Rose dormait encore
profondément.
Leur grand-mère apparut enfin et vint se
planter devant eux, les bras grands ouverts.
– Ho ! mes enfants ! Mes
pauvres enfants.
Les enfants se regardèrent sans comprendre le
sens de ses paroles. Ils éveillèrent Rose, dont le visage s’épanouit aussitôt
d’un beau sourire. Alice courut chercher la gerbe de fleurs qui avait déjà
commencé à se flétrir. Leur oncle Ovide arriva à son tour, ahanant, suivi
d’Edmond, d’Émile et de sa toute nouvelle femme, la tante Héléna. Félicité
embrassa chacun des enfants. Aussitôt libérée de l’étreinte de sa grand-mère,
Blanche courut se réfugier dans les bras de son oncle Ovide. Elle avait
toujours adoré son oncle Ovide parce qu’il la berçait avec lui dans son hamac
en lui racontant des histoires qu’il jurait être vraies. Il lui avait raconté
toutes les histoires de la comtesse de Ségur, insistant davantage sur la vie
extraordinaire que menait la comtesse. Il lui avait aussi déjà raconté
l’histoire de Marie-Antoinette – Blanche s’était toujours souvenue de son nom
parce que c’était le même que celui de la tante Antoinette, la femme d’Henri
Douville. Mais elle n’avait jamais cru l’histoire de Marie-Antoinette parce que
son oncle Ovide avait dit qu’elle n’avait pas voulu donner de
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