Le dernier royaume
navires se rapprochaient. À croire qu’ils étaient
venus dans le dessein d’inspecter Bebbanburg ; cela ne nous inquiéta pas,
car la forteresse avait la réputation d’être imprenable. Les Danes pouvaient la
contempler tout leur soûl. Le premier navire était muni de deux rangées
jumelles de douze rames et, alors qu’il croisait à une centaine de brasses du
rivage, un homme sauta du bord et courut sur la première rangée, en progressant
de l’une à l’autre comme un danseur. Il portait une cotte de mailles et une
épée. Nous priâmes tous pour qu’il tombe. En vain. Il avait une longue, très longue
chevelure blonde, et lorsqu’il arriva triomphalement au bout de la rangée, il
tourna les talons et la parcourut de nouveau en se pavanant.
— Ce navire commerçait à l’embouchure de la Tine voici
une semaine, dit mon oncle Ælfric.
— Comment sais-tu cela ?
— Je l’ai vu. Je reconnais la proue à cette trace de
couleur claire sur la courbe. (Il cracha.) Mais il ne portait pas de tête de
dragon cette fois-là.
— Ils ôtent leurs têtes de monstres lorsqu’ils
commercent, remarqua mon père. Qu’achetaient-ils ?
— Ils troquaient des peaux contre du sel et du poisson
séché. Ils se disaient marchands originaires d’Haithabu.
— Ces marchands cherchent noise, à présent, dit mon
père.
En vérité, les Danes des trois navires nous défiaient en
frappant leurs boucliers peints de leurs épées et de leurs lances, mais ils ne
pouvaient guère contre Bebbanburg et nous rien contre eux. Cependant, mon père
fit hisser la bannière ornée d’une gueule de loup qu’il arborait dans les
batailles. Mais comme il n’y avait pas de vent, le pavillon resta inerte et ce
signal belliqueux échappa aux païens qui, après un moment, lassés de nous
narguer, reprirent leurs postes et ramèrent vers le sud.
— Nous devons prier, dit ma belle-mère.
Gytha était beaucoup plus jeune que mon père. C’était une
femme ronde et de petite taille à l’abondante chevelure ; elle révérait
saint Cuthbert pour ses nombreux miracles. Dans la chapelle attenante au
château, elle conservait un peigne en ivoire dont on racontait que le saint
avait usé pour sa barbe. C’était peut-être vrai.
— Il nous faut passer à l’action, gronda mon père en se
détournant des remparts. Toi, ordonna-t-il à mon frère aîné Uhtred, prends une
douzaine d’hommes et chevauche vers le sud. Surveille les païens, mais ne fais
rien de plus, entends-tu ? S’ils accostent sur mes terres, je veux savoir
où.
— Oui, père.
— Ne les combats pas, ordonna mon père. Contente-toi de
surveiller cette engeance et sois ici avant la tombée de la nuit.
Six autres envoyés partirent alerter la région. Tout homme
libre avait le devoir de se battre et mon père rassemblait son armée. Dès le
lendemain au soir, il présumait qu’il aurait réuni près de deux cents hommes,
certains armés de haches, d’épieux ou de faux, tandis que ceux qui restaient
avec nous à Bebbanburg seraient équipés d’épées bien forgées et de lourds
boucliers.
— Si nous dépassons en nombre les Danes, me déclara mon
père cette nuit-là, ils ne livreront point bataille. Ils sont comme des chiens,
ces Danes. Couards au cœur, mais le fait d’être en horde leur donne du courage.
Il faisait nuit et mon frère n’était pas rentré. Personne ne
s’en inquiétait outre mesure. Uhtred était un homme capable, bien que parfois
imprudent, et sans doute arriverait-il au petit matin. Mon père avait ordonné
qu’on allume un fanal au sommet de la Porte Haute, afin de le guider.
Nous nous sentions en sécurité à Bebbanburg, car le fort
n’avait jamais cédé aux assauts d’un ennemi. Mon père et mon oncle semblaient
préoccupés par le retour des Danes en Northumbrie.
— Ils cherchent des vivres, dit mon père. Ces affamés
veulent débarquer, voler du bétail et repartir.
Je me souvins des paroles de mon oncle : les navires
étaient à l’embouchure de la Tine et échangeaient des fourrures contre du
poisson séché. Comment alors pouvaient-ils être affamés ? Je me tus.
J’avais dix ans : que connaissais-je des Danes ?
Je savais que c’étaient des sauvages païens et redoutables.
Que depuis deux générations, leurs navires pillaient nos côtes. Je savais que
le père Beocca, clerc de mon père et notre prêtre, priait chaque dimanche à la
messe pour que nous soit épargnée la furie des
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