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Le Gué du diable

Le Gué du diable

Titel: Le Gué du diable Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marc Paillet
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partout ailleurs on conversait à petit bruit, on murmurait, on chuchotait. De sa place, à la gauche du comte, le maître de maison veillait à la tenue des convives comme un général à la discipline de ses troupes.
    Childebrand promena un regard ennuyé sur ces hommes et ces femmes compassés, sur ce banquet morne, et se remémora certaines des agapes auxquelles il avait participé à l’invitation de Charlemagne lui-même : dans une salle de pierre blonde, une profusion de tentures et de tapis, de fleurs et de décorations, des assiettes et des plats en argent, des flacons et des verres de cristal ; aux sons d’une musique allègre, une chère abondante et recherchée, des vins capiteux aromatisés de cent façons et des femmes richement parées, séduisantes, qui prenaient une part brillante à bavardages et badinages, en compagnie des hommes les plus érudits, les plus fins et les plus vaillants… des propos libres, savants, licencieux parfois… on pouvait se gaver, s’enivrer, rire aux éclats et sourire à Vénus…
    Et ici ?… Il n’était question que de terres et de titres, de combats et de gloire, de courage et de mérite, de tenures et de manses… Ce fut interminable. Quand, toutes politesses épuisées, le comte Childebrand s’éloigna enfin de la villa, il poussa un soupir de soulagement. Il se tourna vers Doremus qui le suivait pour lui demander de venir chevaucher à sa hauteur. Cet ancien rebelle, devenu depuis des années conseiller des missi dominici et qui avait notamment participé à la mission en Orient, n’avait certes rien d’un joyeux drille, bien qu’il ne manquât pas d’ironie. Pour l’occurrence, il sembla être aux yeux de Childebrand l’homme le plus enjoué et le plus gai des compagnons.
    — Que t’a-t-il semblé ? lui demanda-t-il.
    — Rien de bon, maître, répondit Doremus. Cette animosité, cette haine entre les deux familles… Les hommes d’armes qui étaient à ma table ne parlaient que d’en découdre. « Nous en avons assez supporté comme cela et, puisqu’ils continuent, ils vont vraiment voir… Ils nous cherchent ? Eh bien, ils nous ont trouvés…» Et je ne parle pas de leurs appréciations plutôt poivrées sur Isembard et les siens… Non, rien de bon !
    — Fâcheux, très fâcheux, grommela Childebrand qui mit son cheval au trot pour regagner Auxerre.
     
    Erwin avait apporté avec lui une Vulgate ( 8 ) soigneusement rétablie par Alcuin en sa version authentique. Avec ce modèle, il se proposait de faire corriger ces bibles fautives en usage dans les monastères et à l’évêché de la ville, car elles étaient entachées d’erreurs, d’ajouts fantaisistes, de commentaires saugrenus et comportaient aussi omissions, extrapolations, voire falsifications. Au scriptorium de l’abbaye Saint-Germain, aidé par le frère Antoine et par plusieurs scribes, il devait donc conduire l’établissement d’une version restituée de la Vulgate afin qu’ensuite, par copie, tous les lieux sacrés du diocèse puissent être pourvus de textes bibliques corrects.
    En cette journée où il avait reçu des nouvelles déplorables de son maître, l’abbé saxon avait demandé au frère Antoine de se rendre seul au monastère pour arrêter avec le chef du scriptorium, le frère Florent, les dispositions nécessaires à ce travail de longue haleine et s’entretenir avec ses futurs exécutants. Demeuré seul, Erwin, qui avait décidé de jeûner par pénitence, se consacra à la prière et à la méditation. Puis, alors que d’habitude il dictait sa correspondance, il entreprit de rédiger lui-même la missive qu’il destinait à Alcuin.
    « Oserai-je t’avouer, lui écrivit-il, quelle fut ma peine à la lecture de ta lettre tout imprégnée de tes souffrances et montrant la mort à ta porte ? Oh ! compassion indigne ! Me voici donc moins ferme et moins lucide que toi dans l’épreuve ! Quel outrage ne serait-ce pas que d’adresser à un homme tel que toi des paroles de consolation terrestre alors que tu te prépares à rencontrer Celui qui te placera à Sa droite parmi les élus !
    « Car, de cela, je suis certain ; le Tout-Puissant, je crois, m’en a fourni l’assurance. Ce matin, alors que je m’apprêtais à me rendre à l’abbaye Saint-Germain pour les travaux que tu sais, je trouvai, ouvert sur ma table, le manuscrit de l’Évangile selon saint Jean que tu m’as offert. La veille au soir, pourtant, après l’avoir consulté,

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