le monde à peu près
bouc tragique qu’on se dispute, à savoir moins sa carcasse
stylisée que ses super-pouvoirs. Et c’est vrai qu’un bouc monogame, on n’en eût
jamais fait tout un plat : du coup, pas d’Abraham, pas de théâtre grec,
pas de parties de ballon. Tristes dimanches. Et donc de temps en temps, pour
peu qu’il ne soit pas trop loin, on s’approche de ce paquet humain, comme on va
aux renseignements, par curiosité, pour voir, par acquis de conscience, mais
quelquefois, surprise, l’attroupement se forme autour d’un homme à terre,
hurlant sa douleur en se tenant la jambe. A priori, pas de quoi
dramatiser, la scène est habituelle, c’est pourtant là qu’une vue incertaine
peut jouer des tours. Avant de traiter l’homme blessé de simulateur, de
l’inciter au plus vite à se remettre sur pied en arrêtant son cinéma, vérifiez
si son tibia n’est pas à angle droit. Ce qui peut se réveler
embarrassant – et pas seulement pour le mutilé.
Quoique la plupart du temps il ne serve à rien de courir :
laissez venir. Il y aura toujours un moment dans le match où le ballon vous
tombera dans les pieds. Soit que dans un excès de zèle vous l’ayez réclamé et
qu’un partenaire altruiste et adroit ait jugé charitable de vous le passer (ou,
ne sachant qu’en faire, de s’en débarrasser en vous le passant), soit que le
hasard ait pris les choses en mains et, résultat d’un formidable calcul de
probabilités, il se trouve que c’est à vous de jouer.
A moi de jouer ? D’accord, mais prévenez le spécialiste
de la brèche, l’éternel engouffré dans la défense adverse, dites-lui qu’il
arrête de crier, de réclamer. Il en faut pour tout le monde, chacun a bien le
droit de s’amuser. Car le ballon, déjà on le voit peu au cours d’un
match – et moi et mes problèmes dioptriques, encore moins –,
alors, qu’il comprenne, se montre beau joueur. Le hasard, de trajectoires
aléatoires en rebonds capricieux, en a décidé ainsi : c’est à mon tour, le
sien viendra, ses courses folles dans le dos de la défense adverse finiront bien
par porter leurs fruits (ce qu’il appelle jouer « à l’anglaise », une
tactique assez sommaire au demeurant : longues balles en avant, sprinters
fonçant vers la ligne de but, si bien qu’on ne sait plus s’il s’agit d’une
partie de balle au camp, de foulard, ou de ce problème mathématique où
quelqu’un au faible sens pratique entreprend de ramasser une pomme tous les
mètres en la rapportant à chaque fois dans son panier, parcourant ainsi
l’équivalent de trois fois le tour de la planète, ce qui, pour une compote, une
bolée de cidre ou une tarte Tatin, complique tout de même la vie).
Mais, à présent que vous avez le ballon dans les pieds, se
pose la question : qu’en faire ? L’idéal serait de le conserver toute
la durée de la partie, qu’il ne vous lâche pas d’une semelle comme un petit
animal de compagnie, mais ça ne s’est jamais vu. Ce serait à voir, mais
celui-là, l’admirable, le corps de ballet à lui tout seul, on ne donnerait pas
cher de sa peau. Le mieux est donc de ruser. Par exemple en le passant à un
partenaire dans l’intention qu’il vous le renvoie. Cela s’appelle un une-deux
et c’est une figure également appréciée du quarteron des supporters. Mais,
n’étant jamais sûr de le revoir, le ballon (l’autre n’est pas forcément animé
des mêmes sentiments à votre égard), autant le garder pour soi. L’ennui c’est
qu’alors vous avez une horde à vos trousses. Cette hargne qu’ils manifestent
parfois : on les dirait lancés dans une chasse à l’homme. De sorte que
vous vous appliquez à déjouer les pièges, les jambes tendues, les bourrades
inamicales, les coudes dans les côtes, les tirages de maillot. Vous virevoltez,
tournoyez comme une abeille prisonnière d’une bouteille, cherchez la faille
dans ce labyrinthe humain, reculez le plus souvent – et ce
gambillage, totalement improductif –, mais le ballon, c’est l’essentiel,
et c’est pour cette raison que vous êtes là, reste dans vos pieds,
indécollable. Vous ne le quittez pas des yeux, tête obstinément baissée,
insensible aux revendications des uns et des autres. Vous vous bâtissez un cône
d’existence dont la source du regard constitue le sommet et que sur sa base le
ballon ne doit pas franchir. Ce qui, bien sûr, à les entendre, est l’exact
contraire de ce qu’il faudrait faire. Comment juger du
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