le monde à peu près

mais là, sur mon épaule, tu
n’aperçois rien ? cette auréole dentée profondément incrustée dans la
peau, ça ne te dit rien ? Tu connais la légende du soulier de Cendrillon
et de son petit pied ? Eh bien, si tu essayais toutes les dentures du
monde (pour simplifier : de sexe féminin, autour de vingt ans et
répertoriée dans la région), il n’y en a qu’une qui correspondrait exactement à
cette empreinte. Pour ta gouverne, et moi pour le plaisir de prononcer son nom,
la belle à la morsure féroce se fait appeler Théo. Mais Théo : tu
n’imagines même pas. Alors, va exhiber ailleurs ton petit chose
tire-bouchonnant.
    Ou peut-être n’avaient-ils pas daigné me faire ce cadeau
d’un mot, d’une remarque qui m’auraient élevé à leurs yeux au statut d’homme.
La morsure pourtant avait évolué au cours des semaines selon un spectre de
couleurs voisin de l’arc-en-ciel, du rouge au bleu, du jaune au violet, et
maintenant, reprenant un teint plus proche de la carnation, elle tendait à
n’être plus qu’un souvenir, de sorte que les mains s’abattant sur mon épaule en
guise d’hommage à mes talents de buteur faisaient en ranimant cette blessure en
voie de guérison comme une piqûre de rappel à ma nuit d’amour.
    Théo ne m’avait pas pris au dépourvu, me mettant en garde
avant même d’entamer mon épaule, que je n’hésite pas à l’arrêter si elle me
paraissait en prendre trop à son aise, mais j’y avais vu une sorte d’ordalie, de
jugement de Dieu, et elle m’aurait arraché les chairs plutôt que je demande
grâce. Ce que sans doute elle eût fait si elle n’était parvenue à ses fins.
Après quoi elle déposa au même endroit un chaste baiser réparateur,
s’inquiétant juste : tu n’as pas eu mal ? De quoi parles-tu, tendre
Théo ? tandis que je vérifie du bout des doigts si le sang ne coule pas de
mon épaule.
    Gyf avait été un peu échaudé par son intervention à
l’assemblée générale au cours de laquelle la mise au point des mots d’ordre de la
manifestation l’avait contraint à une périlleuse joute verbale. Les critiques
des camarades étudiants qui n’avaient pas apprécié sa prise autoritaire de
parole, le faisant même passer pour un crypto-conservateur, voire un nervi de
la haute finance internationale (lui, l’orphelin misérable et le seul
authentique mongo-aoustinien de la bande), avaient douché son ardeur
révolutionnaire, et prenant un peu de distance avec la cause, il s’était
opportunément souvenu que ses centres d’intérêts, hors le militantisme, ne
manquaient pas.
    Animateur dans le village de sa grand-mère de l’Amicale
Logréenne, il s’était mis en tête, en réaction sans doute (ses mêmes camarades
l’accusant d’opiumiser le peuple), de jouer les sergents-recruteurs. Après nos
retrouvailles, il avait ainsi pris l’habitude de me rendre visite dans ma
chambre, à la cité universitaire, où devant des bières apportées par ses soins
il m’entretenait de ses multiples projets, n’omettant pas à chaque fois de me
rappeler qu’il comptait toujours sur moi pour composer la musique de son film,
mais une conversation à sens unique à dire vrai, à laquelle il trouvait
d’autant plus d’intérêt qu’il avait rencontré avec moi une oreille idéale. Bien
qu’ayant un jour aperçu sur mon bureau quelques extraits de mon grand œuvre,
une pièce de théâtre mettant en scène une sorte de double de Rimbaud et
traitant de son impossible retour, il n’avait même pas eu la curiosité de me
poser des questions. D’où j’avais constaté avec tristesse et gratitude qu’il
n’y avait que Théo à s’être vraiment intéressée à mon Jean-Arthur, lequel,
privé de son unique adoratrice, avait sombré dans un coma cryogénique où il
attendrait jusqu’à la fin des temps que la belle vînt l’en sortir.
    Car à la vérité, si je prêtais une oreille aussi bienveillante
à la logorrhée de Gyf c’est que j’espérais y croiser Théo, en apprendre un peu
plus sur elle, sur ce qu’elle devenait, ou même simplement entendre son nom.
Mais il n’y fit qu’une seule fois et brièvement allusion, me demandant si je
l’avais revue depuis le jour de la manifestation, et comme je lui répondais par
la négative, n’ayant pas envie d’entrer dans les confidences, il n’insista pas,
préférant se rappeler, comme nous évoquions Saint-Cosmes et nos souvenirs du
collège, que je n’étais pas maladroit un