le monde à peu près
I
Moi qui redoute la compagnie des hommes, dont les
conversations me lassent, c’était bien ma veine, après huit années de
pensionnat à régime sévère (trois vieilles sœurs à la moustache adolescente assurant
la seule présence féminine), de me compter maintenant parmi les membres de
l’équipe réserve de l’Amicale Logréenne, dans ce vestiaire triste de campagne,
implanté en bordure de ce qui relèverait d’un champ de labour, n’étaient les
lignes tracées à la chaux et les poteaux de but – et cela sans
l’avoir vraiment voulu, sinon faute de mieux, comme un remède ancien à l’ennui
des dimanches.
Mais un temps à ne pas mettre le nez dehors. D’où
l’empressement de la plupart des joueurs, au coup de sifflet final, à se
réfugier entre les quatre murs élevés à la va-vite du baraquement, chacun
prenant soin de dégager la boue de ses chaussures en cognant les semelles
contre le seuil de béton, jonchant ainsi le sol de galettes de terre trouées,
comme à l’emporte-pièce, par les crampons, avant de regagner sa place indiquée
par la patère bossue où pendent ses vêtements, et de s’asseoir plus ou moins
lassement, selon l’état de fatigue réel ou suggéré, sur le banc communautaire
qui ceinture la petite pièce envahie par les effluves d’huile camphrée et de
transpiration. Un abri de fortune : plaques rectangulaires de ciment
glissées entre des montants rainurés, porte métallique verte à la vitre
grillagée dispensant à l’intérieur, avec le lucarnon dans le coin des douches,
la maigre lumière grise d’un après-midi d’hiver, toit unipente en matériau
composite ondulé, mais cela suffit pour arrêter le mélange atlantique de vent,
de froidure et de pluie, qui fige les rares spectateurs repliés à présent sous
l’auvent de la buvette, et dont on se demande quel plaisir ils peuvent trouver
à des rencontres aussi peu passionnantes. Mais il n’y a pas que l’ennui, la
solitude aussi amène à faire des choses étranges. Une poignée de fidèles, de
dimanche en dimanche, plantés le long de la rambarde ceinturant le terrain (un
tube blanc, à la peinture écaillée, enfilé au sommet de poteaux de béton),
recroquevillés, poings dans les poches, tapant ostensiblement du pied, le bas
du pantalon retourné afin de le protéger de la boue – d’où cette manière délicate
de se déplacer sur la pointe des souliers –, quelques-uns en casquette,
d’autres le cheveu dégoulinant, mais c’est curieux comme dans cette région où
il devrait logiquement s’imposer, l’imperméable est rare, comme si son usage,
ou celui du parapluie, conférait à son utilisateur un statut de fillette, de
poule mouillée, ce qui la ficherait mal dans cette enceinte d’hommes.
D’ailleurs la plupart se contentent de relever frileusement le col de la veste,
la même pour toute l’année, une écharpe aux couleurs d’automne marquant seule
la différence entre les saisons, même pas nouée, croisée lâche sous les pans
boutonnés du vêtement, presque superflue : cette indifférence hautaine aux
aléas climatiques quand le portefeuille peine à s’y adapter.
Mais connaisseurs, à force. On les entend du bord de touche
lancer aux joueurs de pertinentes consignes : passe, tire,
dégage – quoique facile à dire, bien sûr –, se lamentant d’une
balle perdue comme si sur le coup le sort du monde en dépendait, tournant
momentanément le dos de l’air de ceux qui ne veulent plus voir ça ou qui en ont
trop vu. Mais le monde n’est pas en cause, il s’agit juste par ce dépit exprimé
de montrer à un public se réduisant à eux-mêmes qu’ils prennent de l’intérêt à
la partie, ou du moins qu’ils cherchent mutuellement à s’en convaincre. Alors
pourquoi celui-là garde-t-il la balle quand son partenaire démarqué s’est déjà
engouffré dans une brèche de la défense, provoquant un début de panique dans
les rangs adverses ? L’occasion serait nette et franche, la balle déjà
dans les filets, si l’autre idiot, moi par exemple, ne s’ingéniait à vouloir la
garder, la balle, s’essayant à de vaines feintes de corps, c’est-à-dire que
devant le défenseur vous faites semblant de vouloir partir à droite afin qu’il
pense que vous allez le déborder sur la gauche, mais en fait c’est à droite que
vous comptez passer, mais l’autre, un descendant sans doute de ces Vikings qui
semèrent la terreur dans l’estuaire de la
Weitere Kostenlose Bücher