le monde à peu près
vecteurs physiologiques, ou présupposés
médiumniques, ou baiseurs de fond, dans leur grande scène d’amour (ou
imbrication sexuelle, ou fusion cellulaire, ou cantate spatio-temporelle). Mon
rôle consistait – ce qui m’avait valu la visite de Gyf – à
mettre en musique cette partition muette, et c’est pourquoi, maintenant que le
film, ou ce qu’on voudra, était enfin visible, j’avais apporté mon violon pour,
sitôt le match terminé, assister à cette avant-première de Tombeau pour
grand-mère.
La boîte noire sanglée à la perpendiculaire sur le
porte-bagages du Solex, mon sac de sport coincé entre les jambes, les pieds
calés sur le petit marchepied, le plan d’accès à la ferme grand-maternelle
scotché sur le guidon, il m’était d’autant moins commode de garder ma ligne que
la route était mouillée et que dans ces conditions, outre les risques de
dérapage, le galet entraînant la roue avant avait tendance à patiner, de sorte
qu’il me fallait, tout en pédalant vigoureusement, faire pression sur le
bloc-moteur à l’aide de la manette verticale plantée dans le cylindre et
terminée par une boule en Bakélite noire, afin que la pièce motrice reste en
contact avec la gomme humide du pneu. Sinon, le moteur s’emballait, tournait à
vide, vous forçant à un surplace que l’équilibre hésitant de l’ensemble, dû à
un centre de gravité haut perché, rendait périlleux.
Ce qui ne m’empêchait pas, comme à chaque fois, de chanter à
tue-tête et de monologuer à voix haute, livrant aux éléments aériens mes
pensées les plus profondes, mes tourments les plus intimes, m’autorisant même à
invectiver un piéton ou un cycliste qui me coupait imprudemment la route, sûr
de mon impunité, le vent de la vitesse et le ronronnement du moteur couvrant,
du moins je m’en persuadais, mes propos véhéments. Mais ne les couvrant pas en fait,
car je compris bientôt que j’avais eu tort de traiter de paysan stupide cet
agriculteur qui sortait d’une cour de ferme en poussant une brouette dans le
fumier de laquelle j’eus sans doute atterri sans un coup de guidon hardi qui me
fit entrer dans sa cour, m’obligeant à contourner un puits, slalomer entre les
poules et repasser en pédalant de plus belle devant le poing menaçant du maître
des lieux.
Une fois hors de portée de l’irascible, je reprenais à
tue-tête mes réflexions solitaires, improvisant des paroles sur l’air de
circonstance, du genre : C’est si bon, c’est si bon / Théo qui m’mord
l’épaule / et le lend’main c’est drôle / elle me plaqu’ pour de bon, ou encore
Tout va très bien, ou Dans la vie faut pas s’en faire, car si je considérais,
par exemple, mon compagnonnage avec La Fouine que je venais de quitter sur la
place du village et qui, depuis que je lui avais confié mon violon, jurait
qu’entre nous c’était à la vie à la mort, deux possibilités s’offraient à
moi : soit y reconnaître le petit sourire familier quoique insistant
maintenant du destin, soit toucher le fond de la désespérance, mais le
brouillard qui m’environnait en permanence, ce monde à peu près dans lequel
j’évoluais depuis mes deuils en série et l’abandon de mes lunettes ne me permettait
pas encore de l’apercevoir avec certitude. Aussi, prenant le ciel à témoin de
mon infortune, j’apostrophai une lune blafarde égarée entre chien et
loup : Active ta lanterne, famélique Lune, éclaire mon chemin, ou j’envoie
dans ton ciel un grand soleil noir qui blanchira encore davantage ta face de
Pierrot triste et à côté de quoi les étoiles ne seront plus que des lucioles
naines, d’éphémères étincelles de pierre à briquet, car mon étoile à moi
illumine mon empyrée d’orages ardents, enflamme la masse des ténèbres, irise
les nuits d’hiver, fait fondre nos cœurs-banquises, or le monde est comme une
crème glacée en sandwich entre les pôles, ce n’est pas un grand feu
dévastateur, mais le diable blanc, le spécialiste de la mort en douce, qui nous
emportera dans son désert à l’envers, c’est pourquoi, pâlichonne Lune,
chaudière avortée, face-à-main, pierre froide, je vais t’avouer le nom de ta
grande rivale, celle qui te ramènera au rang de jaune d’œuf infécond, et fera
de la Voie lactée un fleuve de laitance pour ensemencer de sa beauté théologale
l’Univers. Faites place, les créatures de la nuit, dégagez l’espace,
préparez-vous à accueillir un grand
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