le monde à peu près
nous qui la tondaine,
tout en esquissant quelques pas de danse empruntés à La Fouine, et, comme
devant son faible enthousiasme je lui faisais remarquer la permanence des
thèmes érotico-bucoliques dans son œuvre, il me dit que je n’avais encore rien
vu – ce qui était vrai – et demanda à madame Ambiguë de lui
apporter un drap, celui du lit ferait l’affaire, pendant que lui chargerait le
projecteur, qu’il installa au milieu de la pièce sur un escabeau.
Le drap avait servi et, tendu dans la lumière au-dessus du
praticable, on pouvait même déceler l’origine de certaines taches, mais Gyf
décréta que c’était la plus belle toile qu’il eût jamais vue, que ça lui
faisait penser à ce peintre chinois ou coréen ou siamois d’il ne savait plus
quelle dynastie qui trempait son pinceau dans les larmes de son amante. Du
coup, par cette évocation délicate, on comprenait mieux devant cette œuvre
brute que l’art était avant tout un acte d’amour, et d’ailleurs ça lui donnait
l’idée d’une exposition sur le thème Les prodiges de la vie, une exposition
collective où chacun apporterait son drap – avant
lavage – et qui démontrerait que la création, confisquée par la
classe possédante et ses pseudo-marchés de l’art, est en réalité à la portée de
tous. Et, alors que Paradoxe-Equivoque venait de faire le noir, un disque
lumineux dessina un tondo sur le suaire sacré.
Le premier plan représentait une ardoise d’écolier sur
laquelle on lisait Tombeau pour grand-mère, même si, faute d’y voir clair, je
ne lisais pas vraiment, mais on pouvait le deviner. Puis Gyf en personne
effaçait les caractères avec une éponge, écrivait quelque chose à la craie et
retournait l’ardoise, de sorte qu’on ne voyait qu’un rectangle noir bientôt
suivi d’un plan aveuglant : la caméra filmait le soleil, le ciel, un
oiseau en vol, le faîte des arbres, redescendait lentement et se fixait sur un
lit vide au beau milieu d’un champ, un lit à l’ancienne, haut perché, avec ses
lourds montants en bois sombre, et, aux dires de Gyf, c’était dans ce même lit
qu’il avait été conçu. Après quoi un voile s’interposait devant la caméra,
flottant légèrement au vent, à travers lequel on entrevoyait les silhouettes en
ombres chinoises d’un homme et d’une femme. Le couple marchait en se donnant la
main, toujours à l’abri du voile tendu que l’on découvrait être tenu à bout de
bras par les musiciens et des filles en jupes longues et rien dans la partie
supérieure. A l’approche du lit le voile tombait et, tandis que les amants nus
grimpaient sur la couche, les filles s’égayaient et les musiciens, après s’être
disposés en cercle, commençaient à jouer. Ceci reconstitué, car la caméra se
tenait assez loin du lit et moi trop loin de l’écran, n’osant approcher ma
chaise de crainte qu’on mette en doute mon intérêt pour la chose purement
artistique, si bien qu’au moment où le film de Gyf prenait tout son sens
j’avais beau cligner des yeux, la mystérieuse beauté ne se dévoilait qu’à
travers son halo de brume.
Je reconnus cependant que Gyf avait raison : la
supposée Yvette, identifiable à sa lourde chevelure, était bien dessus. Puis la
caméra, dont j’espérais un zoom ou un travelling avant, après être restée
pudiquement à distance et s’être attardée sur les amants, remontait vers la
cime des arbres, le ciel, le soleil, et retour au noir. L’ardoise était à
nouveau retournée, mais cette fois, dans l’ignorance du texte, je fus incapable
de déchiffrer la prose gyfienne, or comme je me retournais vers le réalisateur,
quand la lumière fut rétablie, il eut un petit signe de tête, comme s’il
quêtait un acquiescement, du genre tu ne crois pas ? J’hésitai un moment,
de peur de commettre une bévue, puis lui rendis un petit signe de tête
similaire : signe que je croyais aussi.
Puis Equivoque et Paradoxe avaient quitté la salle de
spectacle, bras dessus, bras dessous, sans un mot de commentaire, juste cette
recommandation de Gyf à l’adresse du guitariste : n’oublie pas d’éteindre
le projecteur quand vous en aurez terminé. Puis ils avaient grimpé l’échelle de
meunier qui conduisait au grenier dont ils avaient fait leur chambre, pressés sans
doute d’enregistrer la partition des soupirs amoureux, tandis que j’ajusterais
mon violon sur les coups d’archet fantaisistes du musicien
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