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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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phrase
hurlée, quelque chose comme qu’est-ce que c’est que cet abruti, ou imbécile, ou
triple idiot, mais de toute manière peu avenante, alors qu’il eût été plus
légitime de s’inquiéter de ma santé. Ne m’étais-je pas blessé ? rien de
cassé ? car l’atterrissage sur les pavés avait été rude.
    En fait, la douleur au genou était si vive qu’elle me ramena
à mon Jean-Arthur. Il y avait sans doute là une forme de dépit, mais j’imaginai
aussitôt, cette douleur, l’en faire profiter. Car enfin, qu’est-ce qu’il
croyait, l’éclopé ? Qu’on l’accueillerait au retour de ses vagabondages
avec des brassées de roses ? Que toutes les femmes se jetteraient à son
cou ? Qu’on prêterait une oreille attentive à ses histoires de fils du
désert ? Ne savait-il pas que ces retours sont improbables et n’annoncent
rien de bon ? Maintenant que j’allais avoir du temps, que rien ni personne
ne viendrait me distraire de mon grand œuvre, je me promis de m’occuper à
nouveau de lui. Et alors que la douleur irradiait, j’inventai sur le champ de
plonger le féroce infirme dans un coma cryogénique duquel il y avait peu de
chance que la belle, même par une morsure à l’épaule, le sorte jamais.
    Mais l’autre insistait, le peu compatissant, dont je voyais
les bottes noires aux semelles crantées s’approcher. Et comme je levais les
yeux vers lui, il apparut sanglé dans une épaisse vareuse en cuir et casqué
d’une sorte de saint-sacrement tout feu tout flamme, à quoi, cet accoutrement,
j’identifiai un spécialiste de la lutte contre les incendies, mais sans même
penser à m’inquiéter de sa présence, détournant ensuite la tête à la recherche
de ce pavé mal embouché qui avait causé ma chute, et en fait de pavé rien
d’autre qu’un long tuyau au diamètre imposant barrant la place, ayant alors ce
réflexe de le suivre machinalement du regard sur ma droite, lequel tuyau,
quelques mètres plus loin, quittait le sol et s’élevait jusqu’en haut de
l’échelle dressée sur un camion rouge au sommet de laquelle deux pompiers,
cramponnés à la lance, tentaient de résister à la pression de l’eau brutalement
expulsée, un jet puissant comme un arc qui retombait en gerbe sur le toit de la
cathédrale Saint-Pierre.
    Mais à la place du toit il ne subsistait déjà plus qu’une
charpente soulignée en traits de feu, d’où s’élevaient des flammes gigantesques
se tordant en fuseau, lacérant la nuit tombante, donnant l’impression parfois
de plier sous la pression de l’eau puis repartant de plus belle à l’assaut du
ciel d’hiver. Les poutres calcinées s’écrasaient avec fracas dans le brasier
dont le ronronnement puissant couvrait les directives hurlées par un homme en
uniforme. Les vitraux de la grande nef n’étaient que plaies rougeoyantes, comme
si par cette Pentecôte à l’envers, las de prêcher l’amour dans le désert,
l’Esprit blessé quittait ce monde.
    J’étais donc aux premières loges, témoin aveuglé par mille
petites étincelles dans les yeux à qui le peu compatissant intimait maintenant
l’ordre de déguerpir, et le plus étrange c’est qu’au lieu de m’étonner du
sinistre, de déplorer qu’un aussi prestigieux édifice parte en
fumée – mais c’était bien le jour, au fond –, au moment de
reprendre ma course, boitant à demi, après un dernier regard vers les flammes,
j’ai pensé : Théo, pourquoi m’as-tu abandonné ?

IV
     
     
    Gyf avait dû enfin réaliser son stock de couverts en argent,
ou piller la sacristie de Logrée, mais, bénéficiant d’une rentrée inattendue,
il en avait profité pour porter son film, ou plutôt sa proposition
séquentielle, ou spectre iconographique, ou fulmination onirique, à développer.
Il lui restait maintenant à travailler sur la bande-son, ou espace auditif, ou
compulsion sonore, ou problématique vibratoire, parce que les musiciens autour
du lit d’amour se contentaient en fait de mimer, n’ayant aucune connaissance
des instruments dont ils étaient censés jouer, et d’ailleurs à l’époque le
cinéaste, ou fédérateur d’images, ou clarificateur de volumes, ou duplicateur
de lumière, ne possédait pas de magnétophone, si bien que pour le violon, par
exemple (qui était un fac-similé en carton-pâte), Gyf eût pu tout aussi bien
engager La Fouine, quoique le côté incontrôlable de celui-ci eût peut-être
contrarié les ébats des acteurs, ou

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