Le Pacte des assassins
était celle qui trouble l’ordre des
choses. Et, régulièrement, la chaussée conduisant à sa propriété était maculée
d’inscriptions hostiles.
La mort de Staline paraissait même avoir
imprimé un nouvel élan au communisme local.
Le 14 juillet 1954, dans le grand pré qui s’étendait
au pied du village, des communistes avaient organisé la « Grande Fête des
Patriotes » pour soutenir le Parti. Et, durant deux jours Julia avait
entendu les rumeurs de la foule, les refrains révolutionnaires, les
acclamations qui avaient ponctué le long discours d’Alfred Berger.
Elle s’était terrée
chez elle, enfermée dans son sanctuaire.
À quoi bon tenter de dire la vérité ?
À quoi bon rassembler ces archives ? rappeler
le destin de Vera et Maria Kaminski ? Et le sort d’Arthur Orwett, celui de
milliers d’autres victimes ?
Parfois, elle avait le sentiment que sa gorge
et sa bouche étaient emplies de cette poussière étouffante de la steppe, et, la
nuit, elle se réveillait en sursaut comme si elle avait dû se précipiter sur la
place d’appel, à Ravensbrück.
Le cauchemar était la réalité de la vie.
Peut-être, si elle n’avait pas senti l’amour
que lui vouaient Tito Cerato et sa femme, aurait-elle noué une corde à la plus
haute branche d’un olivier.
Elle avait donc
survécu, mais avec l’impression qu’elle était – elle emploie ces mots dans son
journal – « fendue par le mitan ».
La partie de l’âme et du corps qui donnait de
la saveur, de l’élan, de l’enthousiasme, de l’espérance à la vie, était une
source asséchée, stérile, peut-être définitivement morte.
Et l’autre côté d’elle-même n’était qu’une
somme de gestes nécessaires, vitaux mais médiocres, de petites tâches réglées, de
devoirs qu’elle s’imposait.
Elle continuait de tenir son journal, de
classer ses archives.
C’était devenu un rituel.
Elle se contentait non pas de vivre, mais de
survivre.
50.
J’ai rencontré Julia Garelli-Knepper près de
quatre décennies plus tard, en décembre 1989.
Jamais, en voyant et en écoutant cette femme
qui, au seuil de la mort – elle était née avec le XX e siècle –, avait encore le regard vif, la parole claire et tranchante, les
gestes brusques, le pas à peine hésitant, je n’aurais pu imaginer que, dans les
années 1950, elle avait connu des temps de doute et de désespoir.
Elle m’est apparue sans faille, femme de
résistance, n’abdiquant jamais, exigeante avec elle-même, envers les autres, parlant
sans détour, sans précaution, écartant d’un mouvement du bras mon manuscrit de
roman – Les Prêtres de Moloch – que je voulais lui soumettre, m’accusant
de complaisance, d’ignorance, me morigénant. On n’avait nul besoin de contes, de
fables mythologiques, mais de la simple vérité, m’avait-elle rabroué.
Je n’ai pas oublié
les mots qu’elle prononça après m’avoir proposé de devenir l’administrateur de
la Fondation et le conservateur de ses archives.
— Prenez la vérité pour horizon, David, que
rien ne vous arrête. Ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts !
Je sais aujourd’hui,
alors que près de vingt années se sont écoulées, qu’elle m’avait choisi parce
que j’étais le petit-fils d’Alfred Berger, cet homme qu’elle méprisait, dont
elle avait eu à souffrir et qui n’avait été d’abord qu’un agent servile, l’exécutant
criminel des « Organes » de Staline.
C’était un acte de confiance, un pari non pas
tant sur moi, mais sur ce qu’il y a d’imputrescible en l’homme, ce pur et dense
noyau d’humanité.
Comment aurais-je pu
me dérober face à cette femme qui me confiait qu’elle avait eu à accomplir un « devoir
de vérité » et qu’elle n’y avait jamais renoncé, qu’elle s’était sentie, à
un moment de sa vie, « fendue par le mitan », une part d’elle-même
étant morte à jamais ?
Lisant son journal, j’ai compris comment, mot
après mot, jour après jour, elle avait réussi à s’arracher au marécage, à ce qu’elle
avait appelé la « crue noire du désespoir », qui l’avait presque
entièrement submergée entre 1953 et 1956.
Il avait fallu le
rapport de Khrouchtchev, au XX e congrès du Parti communiste soviétique, révélant
certains crimes de Staline, puis la volonté d’indépendance des Polonais, la
révolution hongroise, les craquements et déchirements des partis communistes, pour
qu’en 1956
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