Le Pacte des assassins
1.
Elle s’appelait Julia Garelli-Knepper.
Tous ceux que fascinent les vies
extraordinaires, ces destins dont on peut croire que les dieux les dessinent
afin d’éclairer les humbles mortels, devraient connaître celle de cette
comtesse vénitienne.
Je l’ai rencontrée
pour la première fois à la fin de l’année 1989. J’avais quarante ans. Je venais
de terminer un roman, Les Prêtres de Moloch, que je voulais lui dédier.
Julia Garelli-Knepper était déjà une vieille
femme, mais, assis en face d’elle, j’ai vite oublié qu’elle était née à Venise
en 1900, dans un petit palais de marbre gris situé à l’extrémité de la Riva
degli Schiavoni, face à la lagune et au grand large.
Elle se tenait très droite, ses gestes étaient
brusques, son regard vif. Elle m’a interrogé, étonnée, disait-elle, qu’un homme
de ma génération se souvînt d’elle dont la presse n’avait parlé qu’en 1949, quand
le risque de guerre entre la Russie communiste, ses satellites et les
États-Unis paraissait grand.
— J’ai tenu ma place. C’était un devoir
de vérité que j’avais à accomplir, m’a-t-elle dit d’une voix qui ne chevrotait
pas, mais était, au contraire, claire et ferme.
Elle a hoché la tête quand je lui ai confié
que j’étais né cette année-là, en 1949.
— Seulement de l’histoire, pour vous, alors,
a-t-elle ajouté.
Il y avait une pointe de mépris et de
déception dans son propos.
— Que pouvez-vous savoir de ce qui s’est
réellement passé dans ce siècle ?
En se penchant avec précaution, comme si son
dos avait été douloureux, elle a pris le manuscrit des Prêtres de Moloch et a commencé à le feuilleter, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, avec
une sorte de lassitude et en même temps de colère.
— Expliquez-moi, a-t-elle dit en fermant
les yeux, sa nuque appuyée au dossier du fauteuil, le manuscrit posé sur ses
cuisses.
J’ai hésité, mesurant
l’abîme qui séparait ce que j’avais écrit de ce qu’elle avait vécu.
J’avais lu ses souvenirs, publiés en 1949.
Il s’agissait de deux tomes aux titres
étranges. Le premier s’intitulait : Tu leur diras qui je fus, n’est-ce
pas ? ; et le second : Tu auras pour moi la clémence du
juge.
Elle racontait comment, quand la Grande Guerre
avait submergé Venise, comme toute l’Europe, elle s’était enfuie en 1917 avec
Heinz Knepper, un révolutionnaire allemand, prisonnier évadé.
Ils avaient gagné la Suisse. Elle avait ainsi
connu Lénine qui s’y trouvait réfugié.
Avec Heinz Knepper elle avait été du voyage
des bolcheviks, rejoignant la Russie en traversant l’Allemagne avec la
complicité du haut état-major allemand.
Ses souvenirs m’ont laissé fasciné. Elle avait
côtoyé Staline et tous les dirigeants bolcheviques, rencontré Hitler, déjà
chancelier. Puis la patte de Staline s’était abattue en 1937 sur Heinz Knepper,
exilé à Moscou comme tant d’autres communistes étrangers.
J’avais cité en exergue des Prêtres de
Moloch une phrase prononcée par Knepper quand les agents des « Organes »,
la police secrète de Staline, viennent l’arrêter. Il regarde Julia qui tente de
retenir ses larmes et murmure, au moment où les agents l’entraînent :
« Pleure donc, va, il y a bien de quoi pleurer. »
Ces mots m’avaient bouleversé, et, parce que j’avais
voulu que Les Prêtres de Moloch s’adressent à la raison du lecteur, davantage
qu’à sa sensibilité, j’avais fait suivre les mots de Knepper d’une phrase
implacable de Voltaire :
« Les hommes tels qu’ils sont, en effet, des
insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. »
Heinz Knepper avait
disparu dans les labyrinthes des prisons de Staline.
Quelques mois plus tard, Julia, déportée en
Sibérie, avait appris qu’il avait été fusillé à Moscou dans les jours qui
avaient suivi son arrestation.
Les communistes avaient effectué le travail
que les nazis n’avaient pas pu accomplir. Et le 8 février 1940, les agents des « Organes »
avaient livré à la Gestapo Julia Garelli-Knepper et d’autres communistes
allemands, comme pour prouver leur volonté d’honorer le pacte Hitler-Staline
signé en août 1939.
Julia Garelli-Knepper avait été enfermée au
camp de concentration de Ravensbrück et elle avait eu assez de volonté, de
force et de chance pour échapper à la mort.
En 1949, après la publication de ses deux
tomes de
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