Le Pacte des assassins
mémoires, elle avait témoigné que l’URSS, comme l’Allemagne de Hitler,
avait été un État concentrationnaire. Et qu’aux cris des millions de victimes
de la barbarie nazie répondaient en écho les voix des déportés de Sibérie.
On avait voulu la faire taire.
Quand je lui avais
parlé des souvenirs de Julia Garelli-Knepper, mon propre père, instituteur, l’avait
accablée.
Cette comtesse n’était qu’une renégate, avait-il
décrété.
Quand il avait prononcé ce mot, tout son
visage avait exprimé le mépris.
Il avait poursuivi en déclarant qu’elle avait
à l’évidence collaboré avec les SS à Ravensbrück : sinon, comment
aurait-elle survécu ?
J’avais protesté. Je m’étais indigné : avait-il
lu les livres de Julia Garelli ?
Littérature de guerre froide, m’avait-il
répondu. Cette femme n’avait été qu’un pion poussé par les services secrets américains
contre l’Union soviétique.
Je n’avais pas vécu cette période, avait-il
conclu, je n’y comprenais donc rien.
Mon père est mort en
1985, à soixante ans, sans renoncer à ses illusions ni à ses croyances. Et ce n’est
qu’après son décès que j’ai commencé à écrire Les Prêtres de Moloch. Mais
ma main tremblait, ma phrase se brisait comme si j’avais été en train d’accomplir
un sacrilège, presque un parricide.
Peut-être est-ce pour ne pas profaner le
tombeau de mon père qu’au lieu d’affronter la vérité nue, telle que Julia
Garelli-Knepper la rapportait, j’ai évoqué la cruauté du XX e siècle en me bornant à écrire une fable mythologique, mettant en scène
dans ces Prêtres de Moloch une confrérie dévouée à ce dieu anthropophage ?
J’avais imaginé que
ces prêtres, afin de nourrir Moloch et de rétablir sa domination sur le
continent européen qui lui avait échappé, avaient suscité, tout au long du XX e siècle, les guerres, les révolutions, les persécutions, les famines, les
massacres qui avaient gorgé cette terre de sang.
Ils avaient détourné les espérances afin qu’elles
deviennent les ressorts les plus pervers et les plus efficaces de la barbarie.
Ils avaient prêché les croyances les plus
folles, propres à faire de chaque homme un fanatique, donc un tueur.
Les hommes avaient revêtu des chemises noires,
brunes ou rouges. Et des enfants par centaines de milliers avaient été poussés
dans les chambres à gaz, brûlés dans des fours crématoires, ensevelis par les
ruines des villes écrasées sous les bombes au phosphore, et leurs cendres
avaient été dispersées d’un bout à l’autre de l’Europe, ou leurs restes
calcinés enfouis dans les fosses communes.
Voilà ce que j’avais
écrit, ai-je dit à Julia Garelli-Knepper, toujours immobile, ses mains
couvertes de tavelures posées à plat sur mon manuscrit.
— Venez, a-t-elle murmuré en se levant
difficilement, et mon manuscrit a glissé, ses feuillets se dispersant sur les
tommettes rouges.
Elle ne s’est pas excusée, m’a pris le bras, a
murmuré que la nuit allait tomber et qu’elle voulait faire quelques pas –
« encore quelques pas », a-t-elle répété – avant que l’obscurité n’efface
la beauté du monde.
C’était un
crépuscule de décembre au bord de la Méditerranée. L’horizon, au sud, était
rouge, les îles de Lérins, les massifs de l’Estérel et des Maures, embrasés. Le
village de Cabris, situé sur un promontoire face au mas de Julia
Garelli-Knepper, était encore éclairé par une lumière vive que l’ombre sanguine
commençait à dévorer.
Julia Garelli-Knepper tenait mon bras mais ne
s’y appuyait pas. Elle me guidait à travers l’oliveraie, s’arrêtant parfois
devant un arbre au tronc gris torturé par le temps.
Nous avons marché ainsi en direction du
village, puis elle s’est immobilisée, se tournant vers le mas dont nous nous
étions éloignés d’une centaine de pas.
C’était un bâtiment trapu, l’une de ces fermes
fortifiées qui servaient jadis d’avant-postes et de redoutes aux villages
perchés, toujours menacés, même loin à l’intérieur des terres, par une
incursion des Barbaresques. Une tour carrée en pierres de taille, comme une
vigie ou un donjon, s’élevait à l’un des angles du mas.
— C’est mon sanctuaire, a expliqué Julia.
Là sont mes archives. J’ai longtemps craint un coup de main, une agression. Ils
y ont pensé, à Moscou, je l’ai su plus tard. Les Russes avaient chargé les
services
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