Le tribunal de l'ombre
nos campagnes. Si les paysans, les bergers, les vignerons étaient surpris avant d’avoir eu le temps de se réfugier dans les bois, ils les pourvoyaient sans attendre, amenant blés et farine, pain tout cuit, avoine pour les chevaux et la litière, bons vins, bœufs, moutons, brebis, tout gras, poulaille et volaille pour éviter que leur femme ne soit violentée ou enlevée, leur masure incendiée, leurs champs et leurs vignobles ravagés.
Jusqu’à ce que messire Bertrand Du Guesclin ne les conduisît, sur ordre de notre sire, le roi de France, au-delà des monts Pyrénées, pour les éloigner du royaume en les plaçant au service du roi d’Aragon qui guerroyait contre un certain Pedro de Castille. À la parfin, les Grandes compagnies furent descharpies dans les batailles et déconfites par la dissenterie et autres coliques. Et leur roi, Seguin de Badefol, mourut empoisonné à la propre table du roi de Navarre, Charles dit le Mauvais, à qui il avait eu l’outrecuidance de venir réclamer terres et châteaux, fiefs et bénéfices en guise des soldes promises après la bataille de Cocherel, lorsqu’il s’était attiré ses services contre la France. Puisse Dieu ne pas avoir pitié d’eux !
Le hasard avait fait que ma route avait croisé la leur. Celle d’Arnaud de Cervolles lors de la bataille de Maupertuis, près la ville de Poitiers, en l’an de disgrâce 1356. Et celle de Séguin de Badefol, en l’an de grâce 1364, lorsque nous combattions dans le même camp.
Et pourtant, tout cela comptait peu à mes yeux, comparé aux crimes effroyables de celui que j’allais confondre incessamment devant mon tribunal. Mon tribunal de l’Ombre.
Après avoir, pour de sordides raisons, détourné à son profit les fioles présumées contenir l’eau et le sang du Christ et en avoir tiré un bénéfice considérable en faisant monter les enchères entre des partis opposés qui les convoitaient pour assouvir leur farouche volonté de pouvoir, le criminel avait répandu le Mal noir, cette épouvantable epydemie qui ravageait encore la chrétienté.
Mais l’affaire s’était révélée plus complexe, plus subtile et plus dangereuse que je ne l’avais cru à l’époque. D’aucuns avaient voulu ranimer une véritable guerre des religions pour assouvir leur soif de conquêtes, de pouvoir temporel et spirituel au dépris de la vie de centaines de dizaines de milliers de gens. Car la vie de victimes innocentes n’avait pas pesé plus lourd qu’une coquille d’œuf sur le trébuchet de leurs ambitions personnelles.
De cet écheveau politique, militaire et religieux d’une complexité incroyable, il m’avait fallu plus de vingt ans pour dénouer un à un la plupart des fils sataniques. Et à défaut de pouvoir faire éclater au grand jour le complot ourdi par tous les instigateurs de cette machination, j’avais réussi à tisser avec patience, telle une immense aragne, la toile du piège diabolique dans lequel je comptais bien étouffer le principal coupable et d’aucuns parmi ses complices.
Des complices de très noble et très haute naissance. Des gens de peu, qui pour se rédimer ou asseoir leurs ambitions immenses, qu’ils fussent faydits ou tout-puissants seigneurs, ne reculaient devant aucune lâcheté pour poursuivre leur quête. Une quête qui n’était point de chevalerie, mais de vilénie.
Les preuves étaient là. Les témoins déposeraient. Le clerc qui ferait office de greffier consignerait leurs déclarations. L’affaire était entendue : j’avais choisi avec grand soin le personnel judiciaire de mon tribunal, trié mes témoins sur la claie, organisé la procédure et le déroulement des interrogatoires avec l’accord implicite de l’évêque de Sarlat qui avait cependant refusé d’assister aux débats par crainte de quelques représailles.
De la nature des aveux, de la gravité des faits qui seraient estés et de la sincérité de la repentance dépendrait le châtiment qui serait infligé. La peine de mort serait certainement prononcée. Alors, passant outre aux procédures inquisitoriales des tribunaux ecclésiastiques, le jugement serait exécuté devant les juges eux-mêmes par mon féal Michel de Ferregaye, ancien capitaine d’armes de la forteresse de Beynac, que j’avais pris à mon service depuis fort longtemps.
Sur l’heure, il était retenu au chevet de sa mère mourante. Quelques jours plus tôt, avant de s’y rendre, il m’avait rendu compte avec
Weitere Kostenlose Bücher