L'énigme des blancs manteaux
de longues heures, butant sans cesse sur des jardins au fond d'impasses, ou sur le fleuve. Au bout du compte, un jeune homme aux yeux vairons et à la mine avenante l'avait mené à l'église Saint-Sulpice et, de là, rue de Vaugirard, au couvent des Carmes Déchaux. Là, il avait été accueilli avec force démonstrations par un volumineux religieux, le père Grégoire, ami de son tuteur et responsable de l'apothicairerie. Il était tard et une couchette dans une soupente lui avait été aussitôt attribuée.
Réconforté par cet accueil, il avait sombré dans un sommeil sans rêves. Ce n'est qu'au matin qu'il avait constaté que son cicerone l'avait délesté de sa montre en argent, présent de son parrain. Il avait pris la résolution de se montrer plus circonspect avec les inconnus. Heureusement, la bourse contenant son modeste pécule reposait toujours dans une poche secrète cousue par Fine, à l'intérieur de son sac, la veille de son départ de Guérande.
Nicolas trouva son équilibre au rythme régulier des activités du couvent. Il prenait ses repas avec la communauté, dans le grand réfectoire. Il avait commencé à s'aventurer dans la ville muni d'un planrudimentaire sur lequel il notait, avec une mine de plomb, ses itinéraires hésitants, afin d'être assuré de pouvoir revenir sur ses pas. Les inconvénients de la capitale le rebutaient toujours, mais son charme commençait à agir. Le mouvement perpétuel de la rue l'attirait tout en l'angoissant. Plusieurs voitures avaient manqué l'écraser. Il était toujours étonné par leur vitesse et par la soudaineté de leurs apparitions. Il apprit bientôt à ne plus rêver debout et à se protéger d'autres menaces: boues infectes dont les taches dévoraient les vêtements, cascades des gouttières se déversant sur les têtes et rues transformées en torrents à la moindre pluie. Il sauta, gambada et esquiva, comme un vieux Parisien, au milieu des immondices et de mille autres écueils. Chaque sortie l'obligeait à brosser son habit et à laver ses bas: il n'en possédait que deux paires, et il réservait l'autre pour sa rencontre avec M. de Sartine.
De ce côté-là, rien n'allait. Il s'était rendu à plusieurs reprises à l'adresse indiquée sur la lettre du marquis de Ranreuil. Un laquais soupçonneux l'avait éconduit après qu'il eut graissé la patte d'un portier tout aussi méprisant. De longues semaines s'écoulèrent. Voyant sa peine, et pour l'occuper, le père Grégoire lui proposa de travailler à ses côtés. Depuis 1611, le couvent des Carmes Déchaux fabriquait, à partir d'une recette dont les moines gardaient jalousement le secret, une eau médicinale qui se vendait dans tout le royaume. Nicolas fut affecté au broyage des simples. Il apprit à reconnaître la mélisse, l'angélique, le cresson, la coriandre, le girofle et la cannelle, tout en découvrant des fruits étranges et exotiques. Les longues journées consacrées à manier le pilon du mortier et à respirer les exhalaisons des alambics l'abrutirent à un point tel que son mentor s'en aperçutet l'interrogea sur ses soucis. Il lui promit aussitôt de s'enquérir de M. de Sartine. Il obtint un billet d'introduction du père prieur qui devait permettre à Nicolas de lever tous les obstacles. M. de Sartine venait tout juste d'être nommé lieutenant général de police, en remplacement de M. Bertin. Le père Grégoire agrémenta ces bonnes nouvelles d'un déluge de commentaires dont la précision témoignait suffisamment qu'il s'agissait de connaissances acquises de fraîche date.
— Nicolas, mon fils, te voilà sur le point d'approcher un homme qui pourrait incliner le cours de ta vie, si toutefois tu sais lui plaire. M. le lieutenant général de police est le chef absolu des administrations que Sa Majesté charge de veiller à la sécurité publique et à l'ordre, non seulement dans la rue, mais aussi dans la vie de chacun de ses sujets. M. de Sartine, lieutenant criminel au Châtelet, avait déjà un grand pouvoir. Que ne fera-t-il pas désormais? On prétend qu'il ne laissera pas de décider arbitrairement... Et dire qu'il vient juste d'avoir trente ans !
Le père Grégoire baissa d'un ton une voix qu'il avait naturellement haute et s'assura qu'aucune oreille indiscrète ne pouvait saisir ses propos.
— Le père abbé m'a confié que le roi avait chargé M. de Sartine de trancher, en dernier ressort, en cas de circonstances graves, en dehors de son tribunal et dans le
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